Interventions

Discussions générales

Culture : diffusion et protection de la création sur internet

Madame la ministre, permettez-moi de m’étonner qu’après la tumultueuse et laborieuse adoption de la loi DADVSI, nous soyons à nouveau réunis pour discuter d’un texte sur l’Internet, alors que le précédent, qui a d’ailleurs fait l’objet de multiples controverses, était en partie inapplicable.
Je constate d’ailleurs que si l’on a beaucoup parlé d’études d’impact et d’évaluation dans le cadre de la révision générale des politiques publiques, il n’en a jamais été question pour ce texte. Là, c’est le vide sidéral ! Il est vrai que son évaluation serait une forme d’autocritique accablante. Certes, vous n’étiez pas ministre de la culture en 2005, mais un de vos cousins politiques occupait votre poste et M. Sarkozy était alors membre du Gouvernement.
Quoi qu’il en soit, la promesse du Gouvernement de mettre en place une plate-forme publique de téléchargement « visant à la diffusion des œuvres des jeunes créateurs dont les œuvres ne sont pas disponibles à la vente sur des plateformes légales et la juste rémunération de leurs auteurs » n’a même pas été tenue. Alors que, je le répète, aucune évaluation publique n’a permis jusqu’alors de mesurer l’impact à moyen terme de ce texte, vous voilà, madame la ministre, en service commandé. Car vous n’appartenez pas à la famille de Gribouille et, si cela n’avait tenu qu’à vous, vous ne nous auriez pas présenté un texte aussi mal préparé, sans avoir dressé un bilan de la loi précédente. Mais, sa majesté impériale ayant demandé et validé lui-même le rapport Olivennes, vous sortez de votre chapeau une autre loi sur Internet et la création, qui est, au mieux, inopportune et inutile, au pire, perverse et liberticide.
Avant d’aborder les points les plus problématiques de votre projet de loi, notamment la création de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, j’aimerais tordre le cou à quelques idées, qui, si elles ont, pour les grandes maisons de disque, l’avantage de légitimer leur stratégie d’appropriation du formidable outil qu’est Internet, n’en sont pas moins fausses.
M. le Président de la République a déclaré récemment que « le clonage et la dissémination des fichiers ont entraîné depuis cinq ans […] la ruine progressive de l’économie musicale en déconnectant les œuvres de leurs coûts de fabrication et en donnant cette impression fausse que, tout se valant, tout est gratuit. » Il est vrai qu’en matière de gratuité, le Président de la République est un expert, dès lors qu’il s’agit de lui-même.
Notamment, mais pas uniquement. Pour le reste, c’est M. Je-sais-tout…
En effet, la plupart des études commises sur le sujet ne parviennent pas à prouver le lien entre, d’une part, téléchargement et, d’autre part, baisse des ventes de CD, de places de cinéma ou de la consommation de biens culturels, au contraire.
Comme l’ont écrit les membres de la Quadrature du Net, « même les études du ministère de la culture sur les usages d’Internet font apparaître que les populations jeunes, fortement utilisatrices d’Internet, parmi lesquelles on trouve une forte proportion de partageurs de fichiers, ont une fréquentation des salles de cinéma et des concerts accrue et une consommation de biens culturels qui n’est pas réduite, voire accrue ». C’est une étude du ministère de la culture, monsieur Gosselin !
Votre conception de la rationalité me dépasse ; elle est aussi ferme qu’une motte de beurre de la Manche !
Je le sais, monsieur Gosselin. C’est aussi mon pays !
S’il est vrai que l’on n’a jamais autant téléchargé sur Internet, la fréquentation des salles de cinéma n’a jamais été aussi importante. Il semblerait que seul le temps passé devant la télévision ait été réduit. Peut-être est-ce là ce qui gêne notre président de la République, qui s’arroge le droit de nommer les présidents des sociétés d’audiovisuel public et de se produire trois fois en prime time depuis janvier 2009.
En effet, si le nombre de téléspectateurs baisse, la valeur marchande de la publicité – que le Président de la République avait promis à ses amis de transférer des chaînes publiques vers les chaînes privées – sera moindre.
Compte tenu de ce manque à gagner, on peut penser que ses amis vont de nouveau tendre la main. Qu’ils ne s’inquiètent pas, le Président de la République sait toujours faire preuve d’imagination, dès lors qu’il s’agit de leur faire plaisir. Nous devrons donc bientôt, à n’en pas douter, examiner de nouveaux projets de loi destinés à les satisfaire.
On aurait pu imaginer que le Gouvernement veuille faire respecter la loi et le droit d’auteur en assimilant le téléchargement à du vol. Mais, après l’affaire polémique de l’utilisation du tube du groupe de rock MGMT lors des meetings de l’UMP sans l’autorisation de ses ayants droit, permettez-moi d’en douter, madame la ministre !
Alors, quoi ? Cette loi a-t-elle pour but de protéger les artistes interprètes et de favoriser la culture ? Quand on sacrifie le statut des intermittents du spectacle, ce qui nuit particulièrement à la création musicale et aux compagnies de spectacle vivant, il est peu crédible de s’autoproclamer défenseur de la création.
La création, particulièrement sur Internet, que ce soit avec les logiciels libres ou les initiatives pour une diffusion libre des œuvres par leurs auteurs eux-mêmes et sans intermédiaire, se heurte encore et toujours à l’hégémonie des grandes sociétés de production, comme Universal, qui soutiennent votre loi.
Elles savent non seulement de quoi elles parlent, mais aussi et, surtout, elles savent compter – et compter sur vous. Sur ce point, elles ont raison, car vous ne leur faites jamais défaut quand elles vous appellent à la rescousse.
Ces majors, qui n’ont fait aucun effort pour diversifier l’offre sur Internet, ont été dépassées par la vivacité et la créativité des internautes qu’elles veulent désormais brider.
Mais restons-en aux faits : si la vente de CD a en effet diminué, je vous l’accorde, c’est bien parce qu’ils sont devenus des produits de consommation quasiment luxueux. Leur prix n’a pas changé depuis vingt ans, à l’inverse de tous les autres produits numériques et de haute technologie comme les ordinateurs ou les lecteurs audio. Pourquoi ? Parce que les majors s’en sont mis plein les poches : elles ont continué à engranger des bénéfices exponentiels.
Votre loi, inspirée par Denis Olivennes, ancien membre du comité exécutif de Vivendi-Universal et ancien directeur de la Fnac – qui, soit dit en passant, va supprimer 400 postes en France.
Allons, monsieur le rapporteur, la situation aurait-elle changé de façon significative en quelques mois ?
Bien sûr que non ! Les amis du Président (Exclamations sur quelques bancs du groupe UMP) utilisent les circonstances pour apporter de l’eau à votre moulin. C’est cela la vérité et je sais bien qu’elle vous gêne !
Comment expliquez-vous donc que Total, malgré 14 milliards de bénéfices, licencie ? Si des entreprises de ce type se sentent autorisées à agir ainsi, c’est qu’elles savent qu’elles n’ont rien à redouter de vous et que vous n’avez rien à leur refuser.
Si la vente de CD a baissé, c’est à cause des prix prohibitifs pratiqués par les majors. Universal Music, Sony, EMI ou Warner continuent de dicter leurs conditions sur le marché de la musique et se taillent la part du lion : 50 % de la vente des CD et 60 % de la vente des fichiers musicaux. Des chiffres que vous vous êtes bien gardés de nous donner. Alors qu’Universal Music a fait plus de 408 millions de bénéfices en 2008, en augmentation de 21,8 % par rapport à l’année précédente, seulement 3 % des auteurs-interprètes perçoivent un montant de droits au moins égal au SMIC – Didier Mathus l’a rappelé.
Disons-le tout net : rien dans votre loi ne concerne la rémunération juste et équilibrée des artistes-créateurs ! L’argent, il y en a, mais l’important, c’est, comme disent les jargonneux, de le « flécher » dans le bon sens : de ceux qui en ont beaucoup vers ceux qui n’en ont pas. Là serait la justice ; mais, bien évidemment, c’est un mot que vous n’avez jamais trouvé dans votre dictionnaire de classe.
Vous pouvez toujours rire de votre politique, monsieur Gosselin, mais n’oubliez pas que, pendant ce temps-là, il y a des gens qui souffrent, y compris dans la Manche.
Votre projet de loi, madame la ministre, prévoit que les personnes qui téléchargent ou échangent des œuvres sur Internet se voient désormais appliquer des sanctions selon le mode de la riposte graduée, un terme emprunté au vocabulaire de la guerre froide !
Après l’envoi de deux lettres recommandées, la ligne Internet sera coupée pour une durée maximale d’un an, sans toutefois que son paiement à l’opérateur, en l’état actuel de votre texte, soit suspendu. C’est, en somme, une sorte de double peine. On imagine aisément les conséquences dramatiques que cela suppose de nos jours, alors que beaucoup de nos activités quotidiennes et professionnelles dépendent de cet outil. Après une coupure de ligne, comment feront les étudiants en quête de documentation ou les salariés qui travaillent chez eux ? De surcroît, la suspension pourra affecter toute une famille, devenant ainsi une sanction collective, ce qui est inacceptable.
C’est une peine qui semble quelque peu disproportionnée par rapport au délit de diffusion de la culture !
Par ailleurs, tout cela se fera dans le cadre d’une procédure qui ne permettra pas aux usagers dont l’adresse IP a été identifiée comme ayant servi au téléchargement de se défendre. Ils ne pourront pas non plus obtenir d’ informations sur les faits qui leur sont reprochés avant la décision de sanction. À ce propos, on peut faire confiance à l’un des créateurs d’Internet, l’américain Vinton Cerf, quand il affirme que 30 % à 40 % des ordinateurs en fonction sur le réseau sont piratés. Comment sécuriser l’accès à Internet si l’ordinateur est lui-même infecté et utilisé à distance ? Peut-on demander aux particuliers de réussir là où les professionnels échouent ? Allez-vous prendre le risque de punir en majorité des innocents ? Qui peut dire que ce ne sont pas de vrais problèmes ?
Les internautes sont, pour la plupart, incapables de faire face aux rapides développements des techniques de piratage qui rendent la sécurisation d’une ligne Internet quasiment impossible, sauf bien sûr ceux qui organisent le trafic et la contrefaçon à grande échelle. Pour ceux-là, laissez les juges faire leur travail !
Du reste, les effets pervers de ces procédures de contrôle informatique ne tarderont pas à se faire sentir. Les pirates chevronnés ne manqueront pas de mettre rapidement en œuvre des moyens de contournement utilisables pour d’autres délits plus graves de cybercriminalité impliquant les réseaux de pédopornographie ou les cybermafias, ce qui risque de compliquer grandement la tâche des autorités.
Cette mesure coûteuse – l’État prévoit plus de mille coupures par jour, précédées de deux lettres recommandées, soit plus de 6 millions d’euros de dépenses par an – ne sanctionnera donc que les internautes de bonne foi, qui ne pourront être protégés par les dispositions habituellement prévues par la Constitution et la loi pénale, celles qui instituent la présomption d’innocence, celles qui donnent le droit à un procès équitable, celles qui assurent le respect de la vie privée, celles qui garantissent un accès à la culture pour tous.
Je ne m’attarderai pas plus longtemps sur des considérations d’ordre technique, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir au cours de la discussion des articles. Permettez-moi seulement d’exprimer mes doutes sur l’opportunité de sanctionner les usagers sur le fondement d’un défaut de sécurisation de leur connexion. Que n’avez-vous, dans votre logique de répression, ciblé les fournisseurs d’accès à Internet qui ont mis en avant, et continuent de le faire, le haut débit de la connexion comme accroche de leur promotion ? Ils font leurs choux gras d’une offre, légale ou non, de produits ou de biens culturels. Pourquoi culpabiliser les internautes ? Pourquoi ne pas responsabiliser au préalable les acteurs d’un système économique désuet, nuisible à la culture en général, défavorable aux artistes en particulier, quand ils ne sont pas liés aux sociétés de production dominantes ?
On ne sanctionne pas les financiers voyous, qui dans leur course aux profits maximum ont accéléré la crise financière, à l’instar de Charles Milhaud dont on connaît les errements à la tête des caisses d’épargne – 2 milliards d’euros de perte en 2008 – et la participation à la création de Natixis, dont l’action vaut maintenant moins d’un euro contre 19 euros à sa création, et l’on est prêt à faire la chasse aux internautes, aux citoyens ordinaires, en bafouant les lois les plus élémentaires du respect de la vie privée ! Comme quoi, mieux vaut être un grand délinquant qu’un honnête citoyen qui utilise les technologies actuelles !
Madame la ministre, avec votre loi, vous illustrez parfaitement les vers de La Fontaine dans Les animaux malades de la peste que vous avez certainement appris sur les bancs de la communale :
« Selon que vous serez puissant ou misérable,
« Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir »
Monsieur le président, M. Gosselin veut seulement nous montrer qu’il n’est pas atteint de la maladie d’Alzheimer. Mais au lieu d’essayer de se remémorer ces poèmes appris à l’école, il ferait mieux d’en tirer la substantifique moelle. Ne voyez vous donc pas que ces vers vous placent devant vos turpitudes ! Revenez donc à la morale et à la défense de l’intérêt collectif.
Ce qui paraît le plus grave à la lecture de ce projet de loi, madame la ministre, c’est l’essence même de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet et son fonctionnement. Composée de neuf membres dont quatre sont directement nommés par le Gouvernement, elle permet tout bonnement de se passer de l’autorité du juge. De plus, elle ne peut être saisie que par le Centre national de la cinématographie, les organismes de défense professionnelle ou les sociétés de perception, et non par les artistes indépendants dont les droits ne seront pas protégés par cette loi.
Vous nous le démontrerez dans la suite de nos débats. Mais il vous faudra avancer des arguments autrement plus convaincants que ceux que vous avez développés jusqu’à présent.
J’ai été interrompu à de nombreuses reprises, monsieur le président !
Quand on sait que les majors concentrent dans leurs mains plus de 70 % de la production musicale et audiovisuelle, ce projet de loi, pour elles, ce n’est même pas du sur-mesure, c’est de la haute couture !
La Haute autorité pourra surveiller l’ensemble des communications sur l’adresse visée et décidera seule de l’application de la sanction que les fournisseurs d’accès seront sommés d’exécuter. Cela pourrait rappeler aux plus anciens d’entre nous certaines juridictions d’exception comme la Cour de sûreté de l’État supprimée par la gauche en août 1981. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)
Ce big brother de l’informatique permettra de s’immiscer dans la vie privée des internautes à travers leurs réseaux.
En condamnant sans procès, vous niez le rôle du magistrat. Depuis deux ans, nous devrions pourtant en avoir l’habitude : contrôle tatillon de l’application des peines plancher, convocations à la chancellerie, parfois même nuitamment, comme pour le procureur de Nancy, suppression du juge d’instruction renforçant l’assujettissement de la justice au parquet. Hélas ! les exemples ne manquent pas.
Votre politique est cohérente : il s’agit toujours de remplir les poches des privilégiés.
Pour cela, il faut bâillonner les libertés, les réduire. Vous l’avez fait hier avec la loi sur l’audiovisuel et la loi modifiant le règlement de notre assemblée, vous le faites aujourd’hui avec les internautes ! (Applaudissements sur les bancs des groupes GDR et SRC.)
 

Imprimer cet article

Jean-Pierre
Brard

Voir cette intervention sur le site de l'Assemblée Nationale

Sur le même sujet

Culture et éducation

A la Une

Thématiques :

Pouvoir d’achat Affaires économiques Lois Finances Développement durable Affaires sociales Défense nationale Affaires étrangères Voir toutes les thématiques