Interventions

Discussions générales

Loi MACRON

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission spéciale, chers collègues, je voudrais, en préambule, trois semaines après la tragédie qui a frappé Charlie Hebdo, évoquer un dessin du regretté Georges Wolinski – j’avais eu l’occasion il y a quelques mois de lui dire qu’il s’agissait d’un de mes préférés. Pour vous le décrire en quelques mots, on y voit une femme, blottie sous les draps, qui s’exclame : « Il pleut sur mon lit. D’après les communistes, il faudrait réparer le toit. ». Debout au pied du lit, un homme lui répond : « Mais non ! Écoutez plutôt le parti socialiste : il suffit de pousser le lit. » (Sourires.)
M. François Brottes, président de la commission spéciale. On peut faire les deux !
M. André Chassaigne. Ce dessin montre ce qui sépare depuis des années communistes et socialistes, révolutionnaires et réformistes – Syriza et Pasok, dirait-on aujourd’hui. Il illustre deux attitudes, deux conceptions du travail et des choix politiques de la gauche : l’une consiste à s’attaquer aux problèmes, et au système ; l’autre préfère déplacer les problèmes et s’inscrire dans le système en place, voire le conforter. Votre texte, monsieur le ministre, appartient à la seconde catégorie. Plutôt que de réparer le toit de la maison France, endommagé par la grêle et le vent mauvais de l’austérité, vous nous proposez de déplacer le mobilier, de mettre les services publics au placard, de vendre le reste et de glisser les difficultés des Français sous le tapis, tout en accrochant au mur le miroir aux alouettes de la société marchande.
Mais je ne filerai pas plus longtemps la métaphore. Je préfère revenir sur le titre du projet de loi et vous apporter la démonstration de la validité de mon appréciation.
Ce projet de loi va-t-il tout d’abord, comme le promet son intitulé, favoriser la croissance ?
En octobre dernier, les économistes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estimaient l’impact des mesures annoncées à environ 0,1 point de croissance supplémentaire par an, à horizon de cinq ans. À la même époque, le Trésor tablait, avec un certain optimisme, sur 50 000 à 60 000 emplois créés à horizon de dix ans du fait de l’ouverture à la concurrence dans les professions réglementées et le secteur des transports, hors assouplissement de la réglementation encadrant le travail dominical.
Depuis l’automne, le contenu de la loi a profondément évolué. Certains économistes, comme Antoine Goujard, économiste à l’OCDE, pensent que « l’impact de la loi devrait finalement être supérieur à celui [qu’ils avaient] estimé ». Nombreux sont toutefois ceux qui soulignent, à l’instar d’Élie Cohen, que les éventuels effets positifs des réformes seront faibles ; certains, comme Éric Heyer, de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), estiment même qu’elles auront des effets récessifs à court terme.
S’agissant des effets sur la croissance du projet de loi, le ministère de l’économie se montre lui-même très prudent. Pour lui, l’objectif principal n’est pas tant de remédier au marasme économique, de relancer l’économie et de favoriser la croissance que d’envoyer un signal aux marchés et aux partenaires européens, celui d’une France qui « renonce à la philosophie de l’économie administrée » – ce sont là vos propres mots, monsieur le ministre. Bref, on ouvre la porte à une nouvelle vague de déréglementation sociale !
Ce texte va-t-il vraiment créer de l’activité ? Nous manquons là aussi d’analyses étayées. Le Conseil d’État s’était ému du « caractère lacunaire et des graves insuffisances de l’étude d’impact sur nombre de dispositions ». En réaction à ces justes reproches, le Gouvernement a demandé à France Stratégie, le Commissariat général à la stratégie et à la prospective, de réunir des experts indépendants afin d’évaluer le projet de loi – autant dire, monsieur le ministre, que vous leur avez demandé in extremis de venir en renfort pour apporter un semblant de caution scientifique à vos affirmations ! La commission d’économistes a répondu à votre appel et rendu dans l’urgence plusieurs rapports d’évaluation des dispositions phares du texte, rapports qui souffrent malheureusement de graves insuffisances.
S’agissant de l’autorisation d’ouvrir les commerces jusqu’à douze dimanches par an, la présidente de la commission, Mme Anne Perrot, affirme ainsi que cette mesure pourrait avoir « de manière non ambiguë des effets extrêmement positifs sur l’emploi et sur l’activité ».
Mme Clotilde Valter, rapporteure thématique de la commission spéciale. C’est bien, non ?
M. André Chassaigne. Toutefois, elle insiste sur le fait que « si l’on veut que cette loi produise des effets utiles sur l’emploi, il faudrait vraiment que les maires fassent un usage assez intense de la possibilité qui leur est offerte d’ouvrir les commerces douze dimanches par an ». Sans égard pour le fait que ces mesures vont ruiner la vie familiale des intéressés, la commission d’évaluation passe sous silence l’exemple de l’Italie, qui a généralisé l’ouverture dominicale des magasins depuis juillet 2012 ; or cette mesure s’est traduite, selon les syndicats italiens, par la fermeture de 60 000 points de vente dans le petit commerce et la perte de 90 000 emplois.
M. Gérard Cherpion. Tout à fait !
M. André Chassaigne. La commission passe également sous silence le rapport de 2008 du CRÉDOC, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, qui jugeait peu probable que l’ouverture dominicale des commerces soit créatrice d’emplois. Sur cette question comme sur tant d’autres, pour reprendre la belle formule d’Alain-Fournier, « l’approche est toujours plus belle que l’arrivée ».
Autre mesure passée au crible de France Stratégie : l’ouverture de l’offre de transport par autocar, qui selon elle devrait avoir des « effets très forts sur l’activité ». Il paraît que si l’on critique cette mesure, c’est que l’on fantasme – alors fantasmons ! Dans son rapport, la commission table, en s’appuyant sur l’exemple britannique, sur 22 000 créations d’emplois potentielles et estime que l’impact environnemental de la mesure devrait être positif, puisque les émissions de CO2 et de particules par les autocars seront – mais par quel miracle ? – équivalentes à celles du train, et que l’effet de substitution de l’autocar à la voiture particulière provoquera une réduction des émissions de gaz à effet de serre. Or si rien n’indique que cette substitution aura bien lieu, nous avons en revanche tout à craindre d’un phénomène de substitution de la route au transport ferroviaire !
Sur ce point, la commission d’évaluation comme le Gouvernement restent silencieux. Vous affirmez, monsieur le ministre, que l’autocar n’a pas vocation à se substituer au train, qu’il s’agit seulement de proposer une offre complémentaire.
Mme Clotilde Valter, rapporteure thématique. Bah oui !
M. André Chassaigne. Ce n’est pas crédible ! Pourquoi mettre en place une autorité de régulation commune pour les transports ferroviaire et routier, si ce n’est pour favoriser la concurrence frontale entre le rail et la route sur le seul critère du prix de vente ? N’est-ce pas le signe que vous entendez abandonner la politique des transports au régime de la concurrence et des intérêts privés – à moins qu’il ne s’agisse encore d’un fantasme ?
M. Richard Ferrand, rapporteur général de la commission spéciale. Oh que oui !
M. André Chassaigne. La mise en place de services librement organisés de transport par autocar s’inscrit, vous le savez parfaitement, dans un mouvement d’ensemble, une stratégie qui se trame depuis des années. Déjà, en novembre 2009, la Cour des comptes proposait de transférer au transport routier 700 à 800 kilomètres de lignes de transport express régional (TER). Quant à la direction générale du trésor et de la politique économique, elle estimait qu’il convenait de décourager l’usage du train sur certaines liaisons, jugées trop coûteuses.
Depuis des années, l’État refuse de s’attaquer au fardeau insupportable de la dette qui plombe le système ferroviaire – plus 45 milliards d’euros ! – et s’accompagne d’une politique de sous-investissement, de réduction et de détérioration de l’offre ferroviaire, de suppression d’emplois de cheminots par centaines – on pourrait même dire par milliers – et de pratiques commerciales contraires aux attentes des usagers.
Dans ce contexte d’absence de volonté politique et d’aggravation des contraintes budgétaires, parce que c’est celui-ci qu’il faut considérer, à qui ferez-vous croire que les différents acteurs, qu’il s’agisse de l’État, des régions ou de la SNCF, qui a développé sa propre filiale de transport par autocar, ne vont pas être tentés de fermer des milliers de kilomètres de lignes ferroviaires pour leur substituer des liaisons par autocar ? Quelles seront les conséquences sur l’activité de ce déclin programmé du ferroviaire, ses conséquences sur l’emploi dans le secteur et dans l’industrie ferroviaire, filière industrielle majeure déjà durement éprouvée ? Quelles seront les conséquences pour les usagers en termes de confort, de sécurité, en termes aussi de fiabilité, quand on sait que les autocars sont soumis aux aléas climatiques aussi bien qu’aux aléas de la circulation routière ? Quel sera l’impact environnemental de la fermeture de lignes ferroviaires si, comme c’est probable, nombre des usagers du train se tournent alors vers la voiture particulière ? Les rares études dont nous disposons évaluent entre 30 et 70 % la proportion d’usagers qui en l’absence de train préféreront la voiture particulière à l’autocar. Pour quel bilan carbone ? Pour quelle amélioration du service rendu ?
Pas plus que la commission d’évaluation, le Gouvernement ne veut évaluer, aujourd’hui, ces risques bien réels. Nous reviendrons sur ces questions au cours des débats, mais une chose est sûre : nous n’allons pas nous satisfaire de simples éléments de langage, même s’ils sont bien rodés.
M. Pascal Cherki. Très bien rodés !
M. André Chassaigne. Puisque nous en sommes toujours aux incidences sur l’activité de votre projet de loi, rien ne permet non plus d’affirmer que les mesures qui concernent les professions réglementées vont se traduire par des créations d’emplois. Votre projet de loi se contente en effet de poursuivre le travail minutieux et méthodique d’ouverture d’une ère d’hyper-concurrence sur le marché du droit. Votre texte menacera de disparition des milliers de ces professionnels délégataires d’une mission de service public au profit d’une grande profession du droit privatisée. Le grand marché des activités juridiques que vous appelez de vos vœux connaîtra, à court terme, l’inexorable évolution des concentrations économiques. Les usagers seront confrontés à une braderie de leur sécurité juridique au profit de sociétés à l’anglo-saxonne dont le seul moteur est la profitabilité. L’emploi, lui, sera sacrifié. (Sourires et exclamations sur quelques bancs du groupe SRC.)
Je suis bien content de vous amuser. Si ma démonstration vous fait rire de cette façon, c’est sans doute qu’elle porte ses fruits.
Mme Cécile Untermaier, rapporteure thématique de la commission spéciale. Non, c’est parce qu’elle est un peu excessive !
M. André Chassaigne. Nous ferons le constat dans quelques années, à partir des résultats qui auront été ceux de ces orientations. L’usage veut en tout cas que lorsqu’un orateur s’exprime à la tribune, les rapporteurs fassent preuve d’une certaine discrétion et d’un certain respect pour ses propos.
Ce que je pense, donc, c’est que l’emploi, lui, sera sacrifié.
Quelles seront, de la même manière, les conséquences en termes d’activité de l’extension au ressort de la cour d’appel du monopole de la postulation d’avocat, si ce n’est de créer des déserts judiciaires par la fragilisation des cabinets d’avocats et la disparition des barreaux ? Quelles seront encore les conséquences sur l’activité, mais aussi sur l’environnement, des mesures préconisées en matière d’urbanisme et d’aménagement ? Quel sens peut bien avoir le développement de la concurrence entre grandes enseignes aux abords des villes, alors que chacun s’accorde à constater que le rythme d’ouverture des grandes surfaces est déjà bien supérieur à l’augmentation de la consommation ? Peut-on balayer d’un revers de main tous les aspects négatifs de telles mesures, les emplois détruits dans le petit commerce et la dégradation de l’environnement aux abords des villes ? Continuons l’inventaire. Quelles seront les conséquences sur l’activité de la privatisation d’aéroports parfaitement rentables, qui n’ont donc nul besoin d’être privatisés ? Tout indique que ces mesures ne visent au final qu’à offrir aux investisseurs privés une rente confortable, oui, une rente, monsieur le ministre, à l’image de ce que nous avons connu avec les autoroutes, avec le succès que l’on sait.
Nous pourrions multiplier les exemples de mesures qui ne créent pas d’activité, mais se contentent en réalité de transférer des services et activités du public vers le privé sans que vous apportiez la moindre démonstration de l’utilité sociale ou économique de ces transferts – je pense par exemple à la réforme du permis de conduire. Mais, plus que toute chose, nous voudrions que vous nous expliquiez en quoi les mesures de facilitation des licenciements économiques et de casse du droit du travail que vous préconisez dans la dernière partie du texte serviront l’activité. Nous le savons tous, le chômage progresse de manière toujours plus alarmante, creusant chaque jour davantage une vallée de découragement qui mine notre vie sociale, aggrave les inégalités et bouleverse l’existence de millions de nos concitoyens. Il n’est pas un seul député ici qui ne soit confronté à cette situation dans sa circonscription.
Les perspectives pour l’année qui vient ne sont guère réjouissantes. En 2015, le Gouvernement sera confronté à une série de plans sociaux. Mory Ducros et Air France menacent à eux seuls plus de 7 000 emplois ! Chez l’éditeur de jeux vidéo Prizee, c’est le site historique de Clermont-Ferrand qui va disparaître. Je pourrais citer encore les cas de Veolia, Arc international, Barclays, LCI, Écomouv’ et tant d’autres. Partout, le combat des salariés continue pour maintenir les emplois. En tout, ce sont plus de 11 000 salariés qui sont sur la sellette à brève échéance.
Or que propose votre projet de loi ?
M. Pascal Cherki. De la brioche !
M. André Chassaigne. Il propose d’aggraver encore la situation des salariés, tant sur le terrain de leurs conditions de travail qu’en ce qui concerne les modalités de licenciement. Nous y reviendrons dans les débats, avec beaucoup plus de précision, à partir d’exemples très précis que je connais, que j’ai vécus, et que j’avais d’ailleurs abordés avec vous, monsieur le ministre. En matière de licenciements économiques, vos intentions sont claires : tout faire pour qu’aucune gêne, telle que l’intervention du juge ou l’obligation de reclassement, ne vienne entraver les décisions patronales. Il s’agit de mettre la dernière main à la funeste loi de prétendue sécurisation de l’emploi, pour garantir à l’employeur qu’aucun obstacle ne viendra freiner sa décision de licenciement économique collectif. De fait, vous mettez en application cette expression populaire : « casser la vaisselle et vouloir l’émietter encore davantage ».
En matière d’inspection du travail, si nous ignorons la teneur exacte des ordonnances pour lesquelles vous sollicitez l’habilitation du Parlement, nous comprenons tout de même, à la lecture de l’étude d’impact, qu’il s’agit notamment de déqualifier le délit d’entrave au fonctionnement des institutions représentatives du personnel. Pour attirer les investisseurs étrangers, vous êtes ainsi prêt à réviser les qualifications des infractions et leurs sanctions !
Comment ne pas évoquer surtout, parce qu’elles ont été les plus médiatisées, mais aussi parce qu’elles sont les plus révélatrices de votre démarche, les mesures relatives au travail en soirée et le dimanche ? Votre texte propose une nouvelle fois, à l’instigation du patronat et des grands groupes de distribution, d’entraîner les salariés dans une spirale de régression sociale.
De cinq aujourd’hui, on passe à douze dimanches travaillés dans le commerce de détail, c’est-à-dire un par mois. Contrairement à ce que vous affirmez, ce n’est donc plus une exception. Plus de zones seront concernées. En plus des anciennes zones, vous définissez de nouveaux périmètres où le travail dominical sera autorisé, des zones touristiques internationales prévues par les ministères et des zones touristiques et commerciales définies par les préfets, sans parler des gares. Le cadre proposé est si lâche que quasiment tous les territoires pourront demain constituer une zone commerciale.
M. Pascal Cherki. À nous les Galeries Lafayette ! (Sourires.)
M. André Chassaigne. Les promesses de contreparties que vous avancez sont elles aussi très relatives, puisque la loi ne précise pas de minimum en deçà desquels les accords ne pourront pas être conclus. Enfin, votre texte prévoit que dans les nouvelles zones touristiques internationales, les commerces pourront faire travailler les salariés tous les jours de 21 heures à minuit, sur la base du volontariat. Mettre ainsi en avant la notion de volontariat est déjà lourd de sens. Notre droit du travail repose sur le constat de l’existence d’un lien de subordination du salarié à son employeur. La reconnaissance de ce lien de subordination interdit de parler de « volontariat », car cela supposerait que les deux parties soient placées dans une situation d’égalité.
M. Marc Dolez. Très bien !
M. André Chassaigne. Sans considération pour le droit de chacun à une vie personnelle, à une vie privée et familiale normale, votre texte renforce un peu plus l’entreprise de régression du droit des salariés en faisant sauter les digues du droit du travail, pourtant si précieuses en période de crise.
Certains socialistes ne s’y sont pas trompés.
M. Pascal Cherki. C’est vrai !
M. André Chassaigne. Martine Aubry qualifie le texte de « régression » ; Pierre Joxe se dit « éberlué » et « stupéfait » par un texte « ahurissant » ; et j’en vois ici qui ont tenu des propos similaires.
Rarement, il est vrai, nous aurons vu un texte qui privilégie de manière aussi cynique que systématique l’entreprise au détriment du salarié, la consommation au détriment de la vie familiale et du lien social, le règne de la concurrence tous azimuts au détriment de l’environnement, des services publics et de l’égalité territoriale.
À travers la marchandisation des professions juridiques, les pouvoirs toujours plus étendus de l’Autorité de la concurrence, le placement sous contrôle des documents d’urbanisme, pour s’assurer que ceux-ci organisent la libre concurrence des grandes enseignes, la banalisation du travail le dimanche, la transformation progressive du contrat de travail en un contrat civil, que traduit aussi à sa façon la réforme des prud’hommes, vous nous invitez avec ce texte à communier dans ce système de prix dont Milton Friedman voulait faire le pivot d’une société où tout se réglerait par échange financier. Nous récusons la philosophie de ce texte – je dis bien : la philosophie –, et ce d’autant plus fermement que les Français, durement éprouvés par les événements de ces dernières semaines, aspirent au contraire plus que jamais au renforcement du lien social, de la cohésion sociale et des dispositifs politiques et sociaux qui en forment le socle. À l’opposé, votre démarche est un aveu d’apesanteur au regard des réalités que vit le peuple.
Avec le Premier ministre, qui se rêve en Tony Blair de la gauche française, vous avez, paraît-il, entrepris de ringardiser ceux qui à gauche, comme moi et d’autres ici, sur différents bancs, sont attachés à faire vivre d’autres valeurs que le profit et la compétitivité.
M. Pascal Cherki. Tout à fait !
M. André Chassaigne. La démarche n’est pas nouvelle, sinon que vous employez un mot assez nouveau, celui de « ringard ». Jusqu’à présent, c’était plutôt celui de « démagogue » qui était employé.
Quand on ne souscrit pas à la démarche de la recherche du profit et de la compétitivité, on est un ringard ou un démagogue. Ce n’est pas nouveau. Antonio Gramsci l’expliquait déjà en octobre 1917 – c’est dire qu’en voulant être ultramoderne, on revient à des pratiques politiques du siècle dernier. Que disait-il ? « Démagogique et démagogie sont les deux mots les plus à la mode chez les bien-pensants et les piétistes en pantoufles quand ils veulent donner le coup de grâce. » Ou encore : « Parce que nous ne partons pas des apparences trompeuses, parce que nous ne jugeons pas à partir du critère de l’immédiatement utile, nous sommes des démagogues, et les autres sont des gens sérieux, des maîtres en art de vivre. » Et d’ajouter : « C’est avec ces chamboulements du sens commun qu’on exhibe notre malhonnêteté, notre démagogie. » Nous pouvons méditer ces propos de Gramsci à l’endroit de ceux qui le traitaient de démagogue de même que d’autres nous traitent aujourd’hui – c’est du même acabit – de ringard.
Si certains se laissent séduire par ce discours, votre discours, par ce catéchisme libéral, celui-ci est impuissant à nous faire renoncer à nos valeurs, à l’héritage des luttes sociales, qui, du repos dominical aux trente-cinq heures en passant par les congés payés, du salaire minimum au droit à la retraite en passant par la Sécurité sociale, ont permis au fil du siècle dernier de forger un modèle social qui est aujourd’hui le patrimoine commun de millions de Français, et d’abord de ceux qui n’ont d’autre patrimoine que leurs droits et leurs mains.
M. Marc Dolez. Très bien !
M. André Chassaigne. J’en viens, si vous le voulez bien, à la troisième et dernière composante du titre de ce projet de loi : « l’égalité des chances économiques. » Je dois avouer que nous fûmes bien perplexes en découvrant cette formule, paraît-il introduite à l’initiative des rapporteurs.
Mme Clotilde Valter, rapporteure thématique. Nous en avions le droit !
M. André Chassaigne. Je salue leur zèle à faire droit à votre souhait !
L’exposé sommaire de l’amendement ayant modifié le titre du projet de loi est en effet éclairant. Parmi les mesures du texte qui contribuent, selon eux, « à rétablir une certaine égalité des chances économiques » figure notamment « l’exploitation des lignes d’autocars sur le territoire national », qui permettra aux plus pauvres « de se déplacer là où les moyens traditionnels sont trop chers ». (M. Marc Dolez s’esclaffe) Cela se confirme : nous nous orientons vers un dispositif très progressiste, où trois catégories de Français se déplaceront dans trois classes de transports différentes. Pour aller de Paris à Marseille, ceux qui en auront les moyens prendront l’avion, ceux qui auront un peu moins d’argent prendront le train, et les pauvres prendront le bus ! Voilà le monde dans lequel on veut nous faire vivre, sur fond de démission des pouvoirs publics.
Parmi les mesures censées promouvoir cette « égalité des chances économiques », nous trouvons encore « la liberté d’installation pour certaines professions juridiques réglementées », censée elle-même « garantir l’égalité d’accès au droit et l’égalité entre et dans les territoires ». Nous savons pourtant tous que sous l’effet des concentrations capitalistiques, il n’en ira pas ainsi. Nous assisterons plutôt au développement de déserts juridiques, sur le modèle de nos déserts médicaux, à la disparition de très nombreux offices et cabinets, au renchérissement de certains services. Une fois de plus, monsieur le ministre, le constat dressé par Honoré de Balzac dans La Maison Nucingen sera vérifié : « Les lois sont des toiles d’araignées à travers lesquelles passent les grosses mouches et où restent les petites. »
M. Pascal Cherki. Excellent ! C’est beau !
M. André Chassaigne. On nous explique également qu’ « en garantissant, pour tout volontariat, compensations et dialogue social », la réforme des règles relatives au travail dominical « fait œuvre de justice sociale ». Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! Cela se passe malheureusement de commentaire. Faire œuvre de justice sociale, mes chers collègues, cela aurait consisté à revenir sur les dispositions de la loi Mallié de 2009 ! Cela ne saurait consister à proposer d’hypothétiques compensations en échange d’un recul des droits et d’une aggravation de la souffrance au travail. Vous parlez de compensations, mais il y a des choses qui n’ont pas de prix : les droits à une vie privée et à des conditions de vie décentes sont de celles-là.
Ce qui saute aux yeux, dans l’affirmation selon laquelle ce projet de loi renforce l’égalité des chances, c’est que l’égalité des chances n’entretient que des rapports lointains avec l’égalité tout court, avec l’égalité des conditions.
M. Marc Dolez. Eh oui !
M. André Chassaigne. L’égalité des chances, ce n’est jamais que l’égalité devant les inégalités. Son concept présuppose le maintien en l’état de la structuration inégalitaire de la société.
M. Marc Dolez. Absolument !
M. Pascal Cherki. Bien dit !
M. André Chassaigne. C’est bien ce que signifie le dessin de Wolinski que j’évoquais tout à l’heure ! Le chancelier allemand, M. Gerhard Schröder, ne disait pas autre chose quand il proclamait : « Je ne pense plus souhaitable une société sans inégalités. Lorsque les sociaux-démocrates parlent d’égalité, ils devraient penser à l’égalité des chances et pas à l’égalité des résultats ». Sortie du contexte de la sociologie de l’éducation, où son usage soulève déjà des questions, la promotion de l’ « égalité des chances » signifie le renoncement à la lutte contre les inégalités réelles.
Ces inégalités ne cessent pourtant de se creuser. La semaine dernière, l’ONG OXFAM a rendu public un rapport qui confirme ce que chacun ressent : l’aggravation sans précédent des inégalités. En 2016, les 1 % les plus riches de la planète posséderont le même patrimoine que les 99 % restants. Déjà, les 85 personnes les plus fortunées du monde…
M. Pascal Cherki. Les gentils milliardaires !
M. André Chassaigne. …possèdent autant que les 3,5 milliards les plus pauvres. Ces inégalités indécentes ont leur source dans ce que le capitalisme financier a de plus destructeur : l’exploitation des femmes et des hommes et l’épuisement des ressources naturelles.
Ces inégalités grandissent également, dans notre pays et en Europe, sous l’effet des politiques récessives destructrices, qui minent la cohésion sociale en favorisant la relégation de certains territoires et la paupérisation d’un nombre croissant de nos concitoyens. Comme le souligne l’OCDE, les inégalités ont également des conséquences négatives sur la croissance et l’activité. L’accroissement des inégalités a, selon l’OCDE, coûté neuf points de croissance au Royaume-Uni, sept points de croissance aux États-Unis, à l’Italie, à la Suède. Nous savons le rôle que jouent le montant des salaires, les services publics, les prestations sociales dans la réduction des inégalités : ce sont ces leviers qu’il faut actionner si l’on entend les réduire.
Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz – que certains parmi vous ont écouté, à l’hôtel de Lassay, il y a deux semaines – soulignait récemment que le modèle français mérite d’être préservé et défendu « car il est plus abouti que le modèle américain, plus mature surtout, dans une période où l’accumulation de richesses et la recherche du profit doivent être maîtrisées, organisées et régulées ». Il rappelait que « la création de richesses n’a pas pour seul objectif l’enrichissement individuel ». En déclarant que « des jeunes doivent avoir envie de devenir milliardaires », monsieur le ministre, vous prenez cette affirmation à contre-pied. Vous confirmez que vous avez une certaine vision de la société. Bien que nous ne la partagions pas, nous pouvons respecter cette vision – je sais que vous respectez la nôtre. Mais ce n’est pas celle des Français, et encore moins de la jeunesse ! Pour vous remettre dans la bonne voie, monsieur le ministre, permettez-moi de citer Racine, dans Athalie : « Un roi sage sur la richesse et l’or ne met point son appui. »
Depuis le début de la législature, aucun texte réellement progressiste n’a été adopté en matière économique et sociale. Le peuple de gauche a assisté au contraire, avec consternation, à l’adoption d’une série de lois profondément régressives, qui font la part belle aux exigences du MEDEF et aux attentes des milieux financiers. Vous ajoutez successivement des pièces à un puzzle qui dessine un projet plus large de modification de la société.
Aucune mesure marquante n’a été prise pour dynamiser l’emploi, en dehors de largesses accordées aux entreprises sans contrepartie. Le relèvement des salaires, qui est l’une des clefs du redressement économique, est resté lettre morte, tandis que les droits sociaux ne cessent de reculer. Souvenons-nous du triste épisode de la transposition de l’accord national interprofessionnel sur l’emploi ! Ce projet de loi couronne, en quelque sorte, ces mesures de régression économique et sociale.
Au début de l’examen de ce texte à l’Assemblée nationale, me revient en mémoire cette lumineuse illustration que l’ami Charb avait réalisé pour le journal L’Humanité quelques semaines avant sa mort. Permettez-moi un peu d’humour, à la fin de cette intervention : dans ce dessin, Charb montrait un souriant « Macron sarkozyste » remettant ses bonnes idées à un « Macron hollandiste » avec le même sourire.
M. Marc Dolez. Excellent !
M. Pascal Cherki. C’est une attaque ad hominem !
M. André Chassaigne. Un constat s’impose en effet : les dispositions de ce texte, pour leur immense majorité, recyclent les vieilles recettes libérales que vous aviez présentées au président Nicolas Sarkozy en tant que rapporteur de la commission Attali.
M. Christian Jacob. Nous n’en voulons pas, nous le laissons à François Hollande !
M. André Chassaigne. Si vous aviez appliqué les préconisations du rapport Attali, les masses de gauche se seraient levées.
M. Christian Jacob. Eh oui !
M. André Chassaigne. Vérité en deçà des élections, erreur au-delà !
Ce texte est le prototype même du projet de loi d’inspiration libérale. Il se nourrit tout autant des 316 propositions de réforme du rapport Attali que des préconisations de Bruxelles. Curieuse coïncidence, rappelons que le rapport Attali recommandait « d’ouvrir très largement les professions réglementées ». Que de cris, alors, sur les bancs de la gauche !
M. Marc Dolez. C’est vrai ! Absolument !
M. André Chassaigne. Ce rapport recommandait ensuite de « réduire dès 2008 la part des dépenses publiques dans le PIB » à hauteur de 1 % par an – ce qui provoqua aussi des cris sur les bancs de la gauche – et « d’assouplir les seuils sociaux », pour le plus grand bénéfice du patronat – à nouveau, les socialistes poussèrent des cris d’orfraie.
M. Marc Dolez. On s’en souvient !
M. André Chassaigne. Il proposait en outre « d’autoriser plus largement le travail le dimanche » – à ce sujet, rappelez-vous quels furent les votes sur la loi Mallié –, de déréglementer le code du travail en autorisant « la rupture à l’amiable » du contrat de travail, et de « favoriser l’émergence de fonds de pension à la française ». À l’époque, la réaction à toutes ces propositions fut assez intense ! Je constate que votre projet de loi est quasiment le décalque de ce rapport. Nous y trouvons le même cocktail de mesures disparates que l’on imagine ardemment soutenues par le cercle de patrons et de penseurs néolibéraux qui vous entoure et entourait la majorité précédente.
Vous avez du talent, et il est réel : vous parvenez à enrober ces pilules amères d’une rhétorique édulcorée sur la croissance et l’activité. Vous prétendez même répondre aux aspirations des plus fragiles, et lutter contre la rente. Vous avez du talent, certes, mais la réalité est bien différente. Votre texte – ou, plus précisément, le texte du Gouvernement, car vous n’en êtes pas l’unique auteur – est un texte de régression sociale – d’autres l’ont dit avant moi –, de déréglementation généralisée – beaucoup d’organisations syndicales le dénoncent – et de soumission aux marchés financiers – c’est le constat de nombreux économistes. Aussi, au risque de forcer le trait…
M. Richard Ferrand, rapporteur général. Ce serait exceptionnel !
M. André Chassaigne. …je ne peux résister à l’envie de citer Abraham Lincoln : « Vous pouvez tromper quelques personnes tout le temps, vous pouvez tromper tout le monde un certain temps, mais vous ne pouvez tromper tout le monde tout le temps ».
Monsieur le ministre, chers collègues, le texte dont nous entamons l’examen ce soir n’est sans doute pas la mère de toutes les batailles. Au-delà de son contenu, qui se résume à une somme de mesures d’inégale importance, il porte néanmoins l’ambition d’ouvrir un nouveau cycle, d’étendre à tous les bénéfices supposés de la libre concurrence et de l’économie de marché. Il ne s’agit pas seulement de jeter les bases d’une politique globale de privatisation, mais de mettre l’État et l’administration au service de la rentabilisation des capitaux privés. Il s’agit aussi de précipiter l’avènement de ce que Karl Polanyi appelait une « société de marché ». Cette société de marché exige l’effacement de la puissance publique, la valorisation de la concurrence entre individus aux dépens de la justice sociale et de la solidarité.
L’esprit de ce texte est à l’opposé du message adressé hier à l’Europe par le peuple grec. En votant pour le parti de gauche Syriza, les Grecs nous ont en effet adressé un message. La politique de la troïka a provoqué en Grèce de lourds dégâts sanitaires, sociaux et humanitaires. Dans ce contexte douloureux, les électeurs ont refusé de baisser les bras ; ils ont fait confiance à une gauche de la résistance et de l’espoir. La victoire de Syriza donne le signal du renouveau d’une Union européenne au service des peuples, en donnant du poids à ceux qui, en Europe, proposent une alternative aux politiques hégémoniques de l’austérité imposées par la Banque centrale européenne, le FMI et la Commission européenne.
Ce qui se passe en Grèce est un espoir et une chance. C’est une brèche, toute une dynamique contre la politique néolibérale en Europe qui peut se mettre en route. En France, les contours d’une autre gauche s’esquissent déjà : une autre gauche opposée à l’austérité, décidée à retrouver le chemin du progrès social et écologique, aux antipodes de la loi que vous nous présentez aujourd’hui. (Applaudissements sur les bancs du groupe GDR.)

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André
Chassaigne

Président de groupe
Député du Puy-de-Dôme (5ème circonscription)

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