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Lutte contre la haine sur internet

La liberté d’expression est en France un continent aux contours parfois mouvants. Elle peut parfois autoriser l’expression d’une haine incontestable, par exemple celle nourrie de toute l’animosité de classe dont l’hebdomadaire du milliardaire Pinault, Le Point, a donné un exemple la semaine dernière en consacrant une une haineuse à la CGT et à Philippe Martinez.

À l’inverse, c’est aussi en France qu’en d’autres temps, je vous l’accorde, la chanson de Boris Vian « Le déserteur » franchissait, pourtant sans haine, une ligne rouge qui lui valut d’être interdite.

On voit ainsi combien ce qui peut être dit et ce qui ne doit point l’être est le produit d’une alchimie qui est au cœur de la vie même de notre démocratie. Cet équilibre est en réalité bien trop subtil pour être abandonné à d’autres mains que celles des juges qui n’ont, du moins dans le contrat qui les lie au reste de la société, pas d’autres boussoles que le droit.

C’était là, madame la rapporteure, le principal sujet de nos critiques en première lecture, et elles demeurent. Personne ne conteste que le droit doive s’appliquer à internet. Ce territoire est un espace public qui ne peut échapper aux lois communes. C’est bien parce qu’il ne doit pas être un nouveau Far West qu’il ne faut pas laisser aux nouveaux cow-boys que sont les GAFAM le soin d’y faire régner l’ordre. Or c’est précisément ce que s’apprête à faire votre texte.

Dans ce nouveau Far West, l’or convoité a un nom : le temps de cerveau disponible. Certains parlent d’économie de l’attention. Facebook, Twitter et Google nous veulent tels des poissons rouges, enfermés dans le bocal des huit secondes au-delà desquelles l’attention de l’humanité connectée se dissipe. Capter l’or de cette attention nécessite alors des stimuli toujours plus intenses. Il ne s’agit pas du choix d’une humanité qui suivrait, par nature, la pente de la haine ; c’est le résultat du froid calcul des algorithmes qui placent sous nos yeux l’image la plus violente et le propos le plus abject, réputés seuls capables de tirer d’un côté ou de l’autre l’homme ou la femme penchés sur leur portable.

En prétendant responsabiliser les GAFAM, vous leur donnez la légitimité qu’ils recherchent. Nous ne vous faisons pas de mauvais procès, madame la rapporteure. Vos intentions, je n’en doute pas, sont dignes et justes, mais elles manquent leur cible. Il faut agir, certes, plus vite et plus fort. Mais parce que, pour vous, le manque de moyens des juges ou de la police est une réalité intangible, vous transférez finalement aux acteurs privés, à leurs algorithmes comme aux petites mains qu’elles exploitent, le soin de filtrer et de bannir. Toujours à l’affût d’opportunités, le capitalisme, vous le verrez, en fera même un marché juteux, celui des lignes de code qui diront le droit, sans pourtant être capables d’évaluer ce qui distingue la haine d’un côté, la colère de l’autre, ou plus loin la dérision.

Madame la rapporteure, en combien d’occasions la notion de contenu manifestement illicite sera-t-elle si facile à cerner que l’on pourra faire l’économie d’un juge pour en saisir les nuances et les subtilités ? Pour traiter 163 000 signalements annuels, la plateforme Pharos dispose de vingt-quatre fonctionnaires, et la cellule dédiée aux discours de haine, de seulement six : ce sont bien les moyens de notre justice et des forces de l’ordre qu’il faut adapter à la nouvelle réalité.

À ce stade des débats, chers collègues, nous réservons encore notre vote. Comme beaucoup, nous sommes d’autant moins convaincus par le texte qu’il ne bénéficie d’aucune étude d’impact ; au mieux, il rejoindra le cimetière des lois de circonstance – comme celle sur les fake news, dont l’efficacité tarde à se manifester. Notre choix se fera à l’issue du débat, selon que votre majorité décidera ou non d’emprunter les voies ouvertes par plusieurs amendements qui invitent à renforcer le rôle du juge, à créer une obligation d’interopérabilité entre plateformes, ou encore à promouvoir les bases de données en format libre et ouvert.

Vous l’avez compris, mes chers collègues, si notre engagement contre la haine sur internet est total, nos réserves et inquiétudes demeurent très grandes en cette fin de processus législatif.

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