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Lutte terrorisme

Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, les députés du Front de gauche condamnent fermement tous les actes de terrorisme, où qu’ils se produisent, quels qu’en soient les motivations et les auteurs.
Notre détermination à lutter contre le terrorisme ne saurait souffrir le moindre doute, et c’est bien parce que nous ne sous-estimons pas les enjeux de ce combat que nous considérons que la question ne saurait être appréhendée sous le seul prisme sécuritaire et qu’une approche globale est indispensable. C’est aussi pourquoi nous regrettons le recours à la procédure accélérée sur un sujet aussi complexe que sensible, d’autant plus qu’il s’agit d’adopter des mesures par définition attentatoires aux libertés individuelles et souvent dérogatoires au droit commun.
Nous avons bien sûr conscience que ce projet de loi s’inscrit dans le contexte particulièrement lourd que, monsieur le ministre, vous avez rappelé au début de votre intervention. Nous sommes favorables à l’adaptation de la législation pour mieux répondre à la menace terroriste, sous réserve d’un certain nombre de remarques, de réflexions et d’interrogations.
Tout d’abord, je note que l’Union syndicale des magistrats a souligné, dans ses observations du 15 juillet dernier, que la loi a une vocation générale et doit être conçue pour répondre à toutes les formes de terrorisme et non pas à une filière particulière. Dans un souci d’efficacité, il convient en effet d’appréhender le problème dans son intégralité et d’être vigilant quant aux amalgames et aux dérives discriminatoires. Le Président de la République n’a pas dit autre chose en octobre 2012, à la veille de la discussion du projet relatif à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, lorsqu’il a insisté sur le fait que l’État doit se mobiliser pour lutter contre toutes les menaces terroristes, tout en exprimant son refus de tout amalgame.
Ensuite, il est permis de s’interroger sur l’efficacité réelle d’un nouveau durcissement de l’arsenal répressif et administratif, car notre législation antiterroriste est déjà substantielle. Elle a connu un renforcement graduel depuis vingt-cinq ans et nombre d’experts et de hauts magistrats considèrent aujourd’hui qu’elle est suffisante – c’est ce qui était clairement ressorti, en octobre 2012, des travaux de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois. La loi du 9 septembre 1986, considérant que le terrorisme n’était pas un agissement criminel comme les autres, tant dans ses motivations que dans ses effets, avait défini une incrimination pénale spécifique et en avait tiré des conséquences procédurales particulières. Après les attentats du 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme a connu une nouvelle accélération, avec de nombreuses mesures prises aux échelons international, européen et national.
Si nous admettons évidemment que des circonstances exceptionnelles appellent des mesures exceptionnelles, la question de la ligne de partage entre l’efficacité de la législation antiterroriste et le respect des libertés publiques reste posée, dans la mesure où le développement de procédures dérogatoires et d’exception appellent, chacun en conviendra, à une vigilance toute particulière. En cette matière sensible, les moyens mis en place pour lutter efficacement contre le terrorisme doivent toujours préserver l’équilibre entre les mesures prises et le respect des libertés fondamentales et de l’État de droit. C’est sous cet angle qu’il convient d’apprécier les principales dispositions du projet de loi dont nous débattons aujourd’hui.
En créant un dispositif d’interdiction administrative de sortie du territoire pour certains ressortissants français, l’article 1er restreint la liberté d’aller et de venir, dans une formulation à la fois vague et extensive qui n’est pas sans poser question. Comment sera-t-il possible de démontrer, avant son départ, qu’une personne souhaite porter atteinte, à son retour, à la sécurité publique ? Présumera-t-on la culpabilité d’une personne avant même son départ à l’étranger ? La présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Mme Christine Lazerges, s’inquiète du fait qu’ « aucune garantie judiciaire n’est prévue avant que l’interdiction administrative ne soit prononcée. Il n’y a aucune intervention du magistrat du siège alors qu’il est le garant des libertés fondamentales. » Le Syndicat de la magistrature craint, pour sa part, que cet article ne soit source de dérives discriminatoires, tandis que l’Union syndicale des magistrats souligne le caractère disproportionné de mesures d’interdiction dont la mise en œuvre sera à la charge des entreprises de transport, faisant peser sur une personne morale de droit privé les obligations incombant à la puissance publique.
L’article 4, quant à lui, prévoit de nouvelles restrictions à la liberté d’expression, puisqu’il exclut du champ d’application de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse les délits d’apologie de terrorisme et de provocation au terrorisme, afin d’en faire des délits terroristes. Cette modification permettra de soumettre ces délits au régime dérogatoire des infractions terroristes – à l’exception des trois règles les plus dérogatoires au droit commun dont l’article 6 écarte l’application.
Modifié en commission des lois pour introduire un nouveau cas de délit de provocation commise de façon non publique, l’article 4 soulève de légitimes interrogations. L’évaluation de la notion d’apologie du terrorisme ne crée-t-elle pas un risque d’atteinte à la liberté d’expression, à savoir considérer toutes les formes de contestation sociale radicale comme une apologie du terrorisme ? L’emploi du terme « apologie » implique une condamnation des opinions et non des actes, alors que le régime protecteur de la loi de 1881 vise expressément à éviter la pénalisation du délit d’opinion, ce qui fait dire à Christine Lazerges : « Tout ce qui touche à la liberté d’expression doit rester dans la loi de 1881. »
L’article 5 renforce l’arsenal pénal en créant, dans le code pénal, un délit d’entreprise terroriste individuelle. Il s’agit donc d’un nouveau délit, aux côtés de l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, qui permettra d’incriminer les actes préparatoires d’une personne isolée. Il sera, par son emplacement dans le code pénal, un délit terroriste soumis au régime procédural dérogatoire prévu en la matière. Dans le texte initial du projet de loi, l’élément matériel du délit était constitué par le fait, en vue de commettre un acte de terrorisme, de rechercher, de se procurer ou de fabriquer des objets ou des substances dangereuses pour autrui ; la commission des lois y a ajouté le fait de détenir de tels objets ou substances ; elle a également prévu que le projet terroriste devrait être caractérisé par un second élément matériel pouvant consister en des repérages, en une formation au maniement des armes ou dans la consultation habituelle de sites internet provoquant au terrorisme.
Cet article permettra donc d’incriminer des actes préparatoires individuels sans qu’il n’y ait eu de commencement d’exécution, le risque majeur étant alors d’incarcérer préventivement des personnes que rien ne permettra juridiquement de condamner tant les éléments de preuve seront faibles.
Je rappelle que le rapport de la commission d’enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et dans la surveillance des mouvements radicaux armés a rejeté, en mai 2013, l’idée de la création d’une incrimination d’entreprise terroriste individuelle. La commission des lois, à l’occasion de l’examen de la loi du 21 décembre 2012, avait rejeté un amendement en ce sens de notre collègue Guillaume Larrivé. Votre prédécesseur, monsieur le ministre, avait même souligné que les dispositions envisagées « n’auraient eu aucune utilité concrète, pratique, efficace, sur le comportement de Mohamed Merah », et qu’« au-delà des dispositifs que nous concevons, au-delà de la réponse judiciaire, au-delà de la création de nouvelles incriminations, la réponse tient à l’organisation des services de renseignement intérieur et aux moyens que nous souhaitons leur accorder pour détecter, surveiller et prévenir ce genre de comportement. » J’ajoute que l’article 421-1 du code pénal nous semble apporter les précisions nécessaires pour couvrir les cas incriminés. C’est pour l’ensemble de ces raisons que le groupe GDR est réservé sur l’opportunité de créer le délit d’entreprise terroriste individuelle.
Les dispositions de l’article 9 nous paraissent disproportionnées malgré les modifications apportées par la commission des lois. En effet, d’une part, elles étendent le champ d’application des obligations des fournisseurs d’accès et des hébergeurs en matière de signalement des contenus illicites aux faits de provocation au terrorisme et d’apologie des actes de terrorisme, et, d’autre part, elles créent une possibilité de blocage administratif des sites internet concernés.
L’intervention d’une personnalité nommée par la CNIL et dotée d’un pouvoir de recommandation vis-à-vis de l’autorité administrative et, si cette dernière ne suit pas sa recommandation, de la capacité de saisir la juridiction administrative, ne suffit pas à rendre légitime une procédure qui confie à l’autorité administrative le pouvoir de distinguer ce qui relève, dans un discours, de l’apologie ou de la provocation au terrorisme de ce qui reste une contestation de l’ordre social, politique ou économique. Je me réfère à la position du Conseil national du numérique, qui a rendu public un avis, adopté à l’unanimité, sur l’article 9, dans lequel il considère que le dispositif de blocage proposé est techniquement inefficace, qu’il est inadapté aux enjeux de la lutte contre le recrutement terroriste et qu’en minimisant le rôle de l’autorité judiciaire, il n’offre pas de garanties suffisantes en matière de libertés.
Le Conseil national du numérique recommande que la décision de blocage ne puisse intervenir que sur décision de l’autorité judiciaire, en permettant « aux autorités administratives de présenter à dates régulières des séries de sites et de contenus à l’autorité judiciaire pour demander leur blocage, tout en utilisant une procédure spécifique de référé ou des mesures conservatoires dans les situations d’extrême urgence ».
Pour conclure, et si la lutte contre le terrorisme passe évidemment par un combat contre ce qui le nourrit, je veux à nouveau insister sur la nécessité d’un juste équilibre entre l’efficacité de la législation antiterroriste et le respect des libertés fondamentales – même si cet équilibre est, nous le savons, délicat à atteindre.
Monsieur le ministre, notre groupe ne s’opposera pas à ce projet de loi, mais notre appréciation définitive – vote pour ou abstention constructive – dépendra, vous l’aurez compris, des réponses et précisions qui seront apportées au cours du débat aux interrogations que je viens d’exprimer.

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