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Programmation militaire

Madame la présidente, monsieur le ministre, chers collègues, à la suite du Livre blanc, nous sommes appelés à nous prononcer sur le projet de loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019.
Nous avons contesté tant le fond de ce Livre blanc que son processus de rédaction à la va-vite : pour la première fois, les partis n’avaient pas été auditionnés. Nous en sommes convaincus, l’organisation de notre défense ne peut rester l’apanage du seul chef de l’État, assisté d’une batterie d’experts. Il faut démocratiser et ouvrir en grand les bouches, les portes et les fenêtres de l’institution militaire ; j’y reviendrai lors de l’examen des amendements. Ce projet de loi comporte certes quelques avancées – notamment le renforcement du contrôle parlementaire, qui est désormais possible sur pièces et sur place, et des promesses quant à l’amélioration du dialogue social – mais ces dernières demeurent insuffisantes. Nous verrons d’ailleurs si l’extension du rôle de la délégation parlementaire au renseignement ira jusqu’à la présence, en son sein, de tous les groupes. J’en viens à présent au fond de ce projet de loi. Si ce Livre blanc était celui de la continuité avec celui de Nicolas Sarkozy, c’est aussi le cas de ce projet de loi de programmation militaire. Nous ne pensons pas que l’armée doive être concernée par le maintien de l’ordre. C’est un problème sérieux, nous l’avons déjà dit. En cas de crise majeure, nos forces de sécurité intérieure seraient renforcées par 10 000 soldats, ainsi que par des moyens navals et aériens. Voyez ce que cela donne en Syrie ! Il faut faire une claire distinction entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. Le Gouvernement affirme que notre stratégie de défense et de sécurité nationale ne se conçoit pas en dehors du cadre de l’Alliance atlantique et de notre engagement dans l’Union européenne. S’agissant de la défense européenne, rechercher le partage et la mutualisation ne revient-il pas à mettre la charrue avant les bœufs, alors que la défense européenne est inexistante ? Quant à l’OTAN, nous continuons de penser qu’il s’agit d’une organisation du passé, qui nous coûte cher, ne connaît que la logique de force et n’est pas réformable. Il y a une contradiction majeure entre la volonté affichée d’autonomie et de réactivité de nos forces et l’inscription de notre stratégie au sein de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne. S’agissant de notre industrie de défense, nous n’acceptons pas que notre base industrielle soit jetée en pâture sur l’autel de la concurrence libre et non faussée et le choix du tout export. Nous rejetons toute cession de participations dans les industries de défense, qu’il s’agisse d’Airbus, d’EADS, de Nexter, de DCNS ou de Safran : de telles cessions constitueraient, au nom de l’austérité, de nouveaux abandons de la maîtrise publique dans un secteur aussi déterminant pour la souveraineté nationale. Il faut faire le contraire, en nationalisant toutes les industries de défense et en créant un pôle public. Par ailleurs, ce projet de loi de programmation militaire met particulièrement l’accent sur les cyberattaques. Si le renforcement des moyens humains et matériels de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information est absolument nécessaire, la réforme juridique proposée pose question. En effet, le projet de loi prévoit d’autoriser l’accès à certains fichiers administratifs du ministère de l’intérieur à l’intégralité des services de renseignement. De plus, la consultation de ces bases de données ne sera plus limitée aux seuls cas de lutte contre le terrorisme, mais étendue aux cas d’atteintes potentielles aux intérêts fondamentaux de la nation, notion vague qui étend les possibilités de surveillance des citoyens et réduit les libertés publiques. Pire, le régime d’exception, qui s’applique actuellement aux seuls cas de terrorisme et ne donne lieu au contrôle d’aucun juge, sera étendu à pratiquement toutes les infractions. Je me permets une mise en garde : les lois de programmation militaire ne sauraient être des véhicules destinés à enfanter des monstres juridiques. L’on se souvient du débat sur le précédent projet de loi de programmation militaire et de sa réforme contestée du secret défense. Une partie de la réforme avait été finalement censurée par le Conseil constitutionnel. Aussi, dans le contexte de défiance généralisée manifestée par les citoyens, évitons de jouer aux apprentis sorciers ! Nous appelons à un moratoire sur tout nouveau texte destiné à créer un régime d’exception en matière d’accès aux données des utilisateurs d’internet. Bien entendu, il est nécessaire de rendre notre pays moins vulnérable aux risques cybernétiques. Aussi saluons-nous l’augmentation des moyens en hommes et en crédits affectés aux services de renseignement et à la cyberdéfense. Pour les services de renseignement, la protection de l’anonymat des agents des services ne pose pas de problème particulier. Si nous comprenons les efforts consentis pour les drones, le ravitaillement en vol ou le transport logistique, il faut tout mettre en œuvre pour assurer notre indépendance et inciter à la fabrication nationale, voire européenne, des matériels dont nous avons besoin. Nous ne pouvons dépendre des Américains, avec lesquels la confiance est – ou devrait être – rompue depuis le scandale de leur espionnage massif. S’il est opportun de prévoir une réduction des crédits consacrés à nos interventions à l’étranger, nous redoutons que cela ne soit qu’un simple affichage, dans la mesure où il est prévu un financement interministériel du dépassement. Le projet d’augmentation de 1 000 hommes à la disposition du commandement des opérations spéciales de personnels fait craindre un renforcement de l’opacité entourant les activités des forces armées françaises, notamment en Afrique. Ce projet de loi de programmation militaire avalise la création des bases de défense, ce qui est non seulement une aberration stratégique qui rend notre armée plus vulnérable, mais constitue aussi un gouffre financier. Le ministre de la défense a admis que la réforme des bases de défense n’a pas donné de résultats. Pourtant, loin de les remettre en cause, il les conforte, avec un plan d’urgence de 30 millions d’euros. La politique d’externalisations massives se poursuit. Symbole spectaculaire de la montée en puissance du recours au privé, le partenariat public-privé Balard-Bouygues accumule retards et surcoûts. Jusqu’à présent, les externalisations ne touchaient que des services périphériques. Désormais, elles frappent des missions de sécurité – logistique d’une troupe en campagne ou acheminement du matériel –, remettant en cause leur permanence opérationnelle et leur nécessaire souplesse. Le maintien en condition opérationnelle, ou MCO, représente 70 % du coût total de possession d’un matériel. Notre outil de défense devient un gisement de profits pour le secteur privé. Corollairement, les effectifs des personnels civils sont passés de 145 000 il y a une quinzaine d’années à 64 000 aujourd’hui. La LPM prévoit en outre 3 700 suppressions d’emplois d’ouvriers de l’État. C’est la capacité des services industriels à répondre à la demande qui est remise en cause.
L’armée de terre va perdre 46 % de ses effectifs d’ouvriers de l’État d’ici à 2022, ce qui mettra inévitablement en péril le service de la maintenance industrielle terrestre. On s’apprête à placer ce service, ainsi que le service industriel de l’aéronautique, dans la situation de devoir recourir à l’externalisation. Le ministre a simplement rassuré les fédérations syndicales sur l’avenir et l’organisation du maintien en condition opérationnelle des aéronefs. Le MCO aéronautique, assuré notamment par les ateliers industriels de l’aéronautique, demeurera étatique. Présentées de manière partiale et répondant toujours à la logique du moins-disant, les coupes dans les dépenses de fonctionnement entravent de fait la bonne marche de l’opérationnel, affectant ses capacités et parfois même sa sécurité. Nombre d’exemples étayent cette assertion, à l’image de la récente délocalisation au Portugal du MCO des avions de transport tactique C 130 Hercules ou, plus récemment, des hélicoptères Puma. La modernisation de l’action publique a remplacé la révision générale des politiques publiques, mais les conséquences sont exactement les mêmes : 34 000 postes seront supprimés durant la période 2014-2019. Au total, 23 500 suppressions d’emplois sont programmées, une baisse des effectifs qui s’ajoute à celle de la précédente LPM de 2008-2013 qui avait déjà supprimé 54 000 postes, ce qui correspond au total à environ 80 000 emplois de moins sur la période 2008-2019 : c’est un plan social massif. Selon un ancien chef d’état-major de l’armée de terre, suivre le programme de fermeture des sites prévu jusqu’en 2015 revient à rayer de la carte trente-huit usines de la taille de celle de Florange. Bien sûr, on tente de nous rassurer en nous expliquant que l’essentiel de l’effort portera sur l’administration et le soutien. Cependant, l’état de nos forces opérationnelles dépend précisément de ces deux postes budgétaires, puisque les coupes dans les dépenses de fonctionnement diminuent les crédits dont disposent nos forces pour le carburant, le transport, l’instruction ou la communication. Concernant les personnels hors forces opérationnelles, il est inquiétant d’entendre le chef d’état-major de l’armée de terre et le secrétaire général pour l’administration nous expliquer que l’identification des marges est difficile. Il s’agit d’une véritable bombe à retardement, nos armées devant faire face, avec moins de moyens, aux nouvelles missions confiées par le Livre blanc comme la sécurité du territoire en outre-mer. En ce qui concerne les mesures catégorielles pour le personnel civil prévues pour 2014, le constat est amer. Le montant des mesures catégorielles programmées est de 11 millions d’euros, ce qui représente une baisse drastique par rapport aux années précédentes. Il nous est difficile de dire si les crédits alloués au plan d’accompagnement des restructurations sont suffisants ou non : ils s’élèvent à 82 millions d’euros environ pour les personnels civils et à 113 millions d’euros pour les personnels militaires, c’est-à-dire à 195 millions d’euros au total. Nous aurions préféré que cette somme serve à préserver l’emploi au sein du ministère plutôt qu’à réduire les effectifs.
La disparition d’unités et d’établissements militaires aura forcément des conséquences négatives sur la situation de nos territoires. Je connais cette situation dans le Nord, un département sinistré par les fermetures d’entreprises et où la fermeture de la base aérienne de Cambrai est un traumatisme. Cette LPM présente des risques sociaux importants non seulement pour le ministère et ses personnels, mais aussi pour l’industrie de défense. Il est certes prévu une augmentation des crédits d’équipement, mais celle-ci ne tient pas compte du coût des matériels ou de la présence de plusieurs sophistications excessives. Comme de nombreux militaires de tous grades, nous considérons que l’armée pâtit de l’acquisition de certaines technologies de prestige. Dans le même temps, sur le terrain, on continue trop souvent à opérer avec des technologies de génération ancienne et des véhicules datant des années soixante-dix.
Nous souhaitons que les priorités soient réorientées et que le Parlement contrôle et maîtrise les coûts des armements. La réduction du rythme des livraisons de matériels aura des conséquences néfastes sur l’engagement des industriels à produire aux coûts négociés par la direction générale de l’armement au moment des lancements de programme. Devenant moins rentable, chaque équipement livré risque finalement de coûter plus cher que prévu. Cela touche aussi bien le Rafale que les avions ravitailleurs ou le nouveau gros-porteur A 400 M, fabriqués par la branche militaire d’EADS, les frégates multimissions réalisées par DCNS ou bien encore le véhicule blindé de combat d’infanterie de Nexter, ex-GIAT Industries. Moins d’équipements pour un coût plus élevé, c’est un des paradoxes de l’austérité à tout prix. Les industriels de la défense prennent d’ores et déjà argument de ces étalements de programme pour envisager des suppressions d’emplois : 1 500 à 2 000 postes doivent être supprimés chez DCNS, en France, en raison de la révision des commandes nationales sur les frégates et les sous-marins. Au total, la réduction des commandes implique des milliers de suppressions d’emplois : sur les 165 000 postes de travail des 4 000 entreprises du secteur de la défense, les industriels prévoient la perte de 10 000 emplois directs et d’autant d’emplois induits. Concernant les équipements, nous n’acceptons pas que l’arme nucléaire soit présentée comme la clé de notre défense. Elle représente une dépense de 3,4 à 3,5 milliards d’euros par an, soit 9,3 millions par jour et 12 % des crédits. La réalité des nouveaux conflits ne rend-elle pas grandement caduque la force de frappe nucléaire ?
Alors qu’un travail est en cours pour éradiquer les armes chimiques, il faut la même ambition pour le nucléaire. La France doit respecter le traité de non-prolifération et négocier un désarmement nucléaire généralisé. L’abandon immédiat de la composante aérienne, qui coûte 260 millions d’euros par an, serait une première étape. Cette programmation place nos armées sur le fil du rasoir. La direction générale de l’armement se trouve au bord de la cessation de paiement. Il faut aussi observer l’effondrement de la disponibilité des équipements et du temps d’entraînement dans les unités qui ne sont pas en opération. Le taux de disponibilité est réduit à 49 % pour les matériels terrestres contre 69 % en programmation : il est de 45 % pour les hélicoptères de manœuvre, 56 % pour les frégates et 30 % pour le porte-avions, 50 % pour les Rafale marine et 60 % pour les avions de l’armée de l’air. Le déficit de maintenance est estimé à 1 milliard d’euros par an pour le parc aérien. Le temps d’entraînement est limité à quatre-vingt-trois jours d’activités opérationnelles dans l’armée de terre, quatre-vingt-huit jours de mer pour les bâtiments de la marine, cent cinquante heures de vol pour les pilotes, alors que la norme est fixée à cent quatre-vingts heures. L’équilibre repose sur plusieurs paris à haut risque : pari économique du retour à la croissance et du financement des équipements par la suppression de 23 500 postes avec cette fois-ci une baisse de la masse salariale, qui n’est pas assurée ; pari financier de recettes exceptionnelles à hauteur de plus de 6 milliards d’euros ; pari industriel de l’exportation du Rafale à partir de 2016, alors qu’on sait que le contrat indien, qui porte sur cent vingt-six appareils, devait être signé en 2013 pour des livraisons en 2016, ce qui ne sera pas le cas ; pari stratégique de la sanctuarisation de la dissuasion et dans le même temps multiplication des interventions extérieures, avec des forces conventionnelles aptes au combat de haute intensité limitées à 15 000 hommes et quarante-cinq avions. Nous avons bien noté que le texte comporte une clause de sauvegarde financière concernant les ressources exceptionnelles qui prévoie une compensation intégrale en cas de non-réalisation afin de sécuriser la programmation financière. Nous ne pensons toutefois pas que l’armée doive peser sur les autres missions de l’État. Par ailleurs, si l’exportation de quarante avions de chasse Rafale n’a pas lieu, ce sont près de 4 milliards d’euros que la France devra prendre en charge. On peut avoir des doutes sur la cohérence de la loi de programmation et du Livre blanc et sur la compatibilité entre les moyens alloués par la première et les ambitions stratégiques affichées dans le second. La surchauffe est prévisible : nos soldats ne peuvent pas tout à la fois défendre le territoire, intervenir en OPEX, soutenir l’action onusienne, produire du renseignement, préparer l’action diplomatique, mener des opérations de maintien de la paix et dissuader. La réduction du nombre de frégates, de patrouilleurs et d’avions de combat, la limitation du nombre de jours en mer des navires ou du temps d’entraînement des pilotes mettent en péril la protection de notre espace aérien et maritime. Sur un autre aspect, nous estimons qu’il y a une contradiction entre, d’une part, l’ambition du désarmement et de la non-prolifération des armes et, d’autre part, l’atteinte d’objectifs économiques dans l’industrie française de l’armement. Contrairement à certaines ambitions affichées, ce texte favorise la militarisation des relations internationales. Il affirme une volonté de puissance de la France, avec la priorité donnée à la projection de nos forces. Aucune référence n’est jamais faite à la Charte des Nations unies, si ce n’est pour justifier la stratégie d’exportation d’armes dans le monde ! Cette charte est pourtant le document de référence pour « préserver les générations futures du fléau de la guerre », « proclamer […] notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites ». Elle nous invite aussi à « favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande », ce qui est la condition de la paix. Notre pays devrait revenir à sa vocation universelle, au lieu de se morfondre dans une pseudo-communauté de valeurs atlantiques ou occidentales, des valeurs qui pourraient bien n’être en réalité que « la loi du fric et du plus fort » ! Il faut engager sans plus attendre un débat démocratique dans le pays sur la politique de défense, sous la forme d’états généraux de la défense. Il faut retisser le lien entre l’armée et la nation autour de la construction d’un outil de défense citoyen qui contribuerait à assurer la paix, le désarmement multilatéral, l’indépendance et la souveraineté de notre peuple mais aussi des peuples. C’est à ce titre que nous devrions fermer nos bases militaires permanentes à l’étranger, y compris la nouvelle base interarmées à Abou Dhabi, qui est la première base française établie à l’étranger depuis la fin de l’ère coloniale et qui place notre pays dans le rôle de sous-traitant des États-Unis dans le golfe arabo-persique. Les députés communistes et du Front de gauche, dans la continuité des critiques qu’ils ont portées aux décisions prises en matière de défense sous la précédente législature, voteront, bien entendu, contre ce projet de LPM.

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Jean-Jacques
Candelier

Député du Nord (16ème circonscription)

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