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Prorogation de l’Etat d’urgence

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, les terribles attentats du 13 novembre dernier ont justifié, dans un contexte inédit, la mise en place de l’état d’urgence et sa prorogation afin de prendre, avec une grande célérité, les mesures nécessaires pour en arrêter les auteurs et prévenir d’autres attaques.
Aujourd’hui, à la quasi-unanimité, les députés du Front de gauche, et plus largement ceux du groupe de la Gauche démocrate et républicaine, considèrent qu’une nouvelle prorogation de ce régime n’est pas souhaitable et que sa pérennisation doit être exclue.
Cette conviction ne s’appuie pas sur la disparition de la menace terroriste, dont la persistance restera, au moins jusqu’à la disparition de Daech, incontestable. Elle s’appuie sur la nécessité de ne pas proroger indéfiniment des mesures d’exception qui, face à une menace durable, ne se révèlent pas plus efficaces que notre droit commun.
Il faut avoir le courage politique de sortir de l’état d’urgence et de mettre fin à ce régime d’exception attentatoire aux libertés et aux droits fondamentaux. Le maintenir serait entretenir l’illusion que seul l’état d’urgence nous permettrait de nous prémunir des attaques terroristes.
Sur ce point, je voudrais citer un entretien récent d’Edgar Morin que j’ai lu ce week-end. Il y disait que « penser que les actuelles mesures d’urgence en France accroissent la sécurité est un leurre. Elles diffusent, au sein de la population, un sentiment psychologique de sécurité. Mais cette perception n’est pas synonyme de sécurité véritable. » En outre, entretenir cette perception et ce sentiment de plus grande sécurité est dangereux pour notre État de droit.
L’état d’urgence est un état d’exception qui restreint les libertés et c’est précisément la raison pour laquelle il a vocation à être strictement encadré et limité dans le temps.
Cette obligation a d’ailleurs été rappelée, en janvier dernier, par le président de la commission des lois qui s’appelait alors M. Urvoas : « Une législation d’exception doit être limitée au strict nécessaire, ciblée avec suffisamment de précision et seulement temporaire. Le grand dérangement qu’entraînent les législations d’exception ne peut donc être que bref et sans séquelles ».
C’est d’ailleurs la première fois, dans l’histoire, que le Parlement est appelé à proroger une seconde fois ce régime exceptionnel : ce précédent interroge sa validité.
En effet, l’article 3 de la loi du 3 avril 1955 interdit expressément une seconde prorogation. Le rapporteur du projet de loi au Sénat n’a pas manqué de le souligner, précisant que sa rédaction mériterait « d’être révisée car une lecture stricte de cette disposition pourrait sembler interdire des prorogations successives de l’état d’urgence ». L’état d’urgence est, par définition, un instrument de l’urgence. Le faire perdurer, c’est heurter frontalement notre État de droit.
C’est pourquoi les mises en garde contre la tentation d’ériger en règle ce régime d’exception affluent de toutes parts : elles émanent d’éminents juristes, d’associations de défense des droits de l’homme, ou encore d’organisations internationales.
La professeur Mireille Delmas-Marty rappelle ainsi ce préalable : « L’urgence, par définition, est temporaire et les dérogations aux droits fondamentaux qu’elle légitime doivent rester temporaires. C’est ce qu’on appelle l’état d’exception, qui dit bien son nom. Avec le terrorisme global, il ne faudrait pas que l’exception devienne la règle. »
L’Organisation des Nations unies, de son côté, par la voix de ses experts indépendants, a fait part de ses inquiétudes. Même si leurs recommandations ne sont pas contraignantes, elles remettent en cause le respect par l’État français du droit international des droits de l’homme. Face aux restrictions excessives et disproportionnées pour les libertés fondamentales générées par l’état d’urgence, ces experts appellent ainsi les autorités françaises à ne pas prolonger celui-ci au-delà du 26 février.
Le Conseil de l’Europe s’est également dit préoccupé de cette prolongation pour trois mois. L’adresse de son secrétaire général au Président François Hollande fait état « des risques pouvant résulter des prérogatives conférées à l’exécutif pendant l’état d’urgence ».
Du reste, au-delà des atteintes à notre État de droit, les abus causés par le dispositif ont également été pointés du doigt, notamment par Amnesty International qui, dans son rapport, montre, à travers des témoignages précis et circonstanciés, à quel point les perquisitions de nuit et les modalités d’intervention de la police ont provoqué des dégâts et des traumatismes non négligeables.
Ces abus ont également été relevés par le Défenseur des droits, Jacques Toubon, qui, le 22 décembre dernier, lançait également cette alerte : « Au fur et à mesure, on va s’apercevoir qu’il y a un certain nombre de cas dans lesquels les mesures qui ont été prises ont été excessives ».
Je vous invite à réfléchir, monsieur le ministre, aux mots de Jacques Brel qui chantait : « Je vous souhaite de résister à l’enlisement ».
Les inquiétudes, légitimes, vont au-delà même de cette prorogation et concernent le projet de loi sur la réforme de la procédure pénale qui tend à inscrire des mesures d’exception dans notre droit commun. Avec ce texte que nous allons examiner dans quelques jours, la menace de la mise en place d’un état d’urgence permanent devient bien réelle.
Outre l’introduction dans le droit pénal de dispositifs toujours plus dérogatoires, l’autorité judiciaire, garante des libertés individuelles, est, comme dans le cadre de l’état d’urgence, écartée. Pourtant, l’intervention du juge judiciaire est indispensable pour garantir au citoyen, en toute circonstance, l’accès à un juge indépendant et impartial.
Fait suffisamment rare pour être pris au sérieux, cette réforme, pensée comme une prolongation de l’état d’urgence, a poussé le président de la Cour de cassation et les présidents de cours d’appel à prendre position publiquement. Ils se sont en effet alarmés des « mises en cause répétées de l’impartialité de l’institution et de ceux qui la servent, car elles portent atteinte à leur crédit et à la confiance que doivent avoir les citoyens dans leur justice ».
Le Défenseur des droits le souligne : « Il ne faudrait pas décider un tel abaissement de notre État de droit sans ouvrir un vrai débat. Les Français veulent-ils léguer à leurs enfants un État de droit inférieur à celui que la République a mis 200 ans à bâtir ? » La réponse doit être, selon nous, clairement négative, sauf à vouloir transformer notre pays, auteur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en une terre du rejet, de la peur et des atteintes aux libertés fondamentales.
Il faut cesser de considérer qu’il y a un risque à sortir de l’état d’urgence. Notre arsenal anti-terroriste est aujourd’hui largement suffisant : il a d’ailleurs été, maintes et maintes fois, remanié et complété afin de l’adapter aux nouvelles formes de terrorisme. Il nous faut donc nous appuyer sur les acquis législatifs pour affronter, de manière réfléchie et sur le long terme, le terrorisme international.
Il est temps de sortir de l’état d’urgence et de céder le pas aux mesures permanentes de notre droit commun. Il serait absurde de persister dans ce régime d’exception alors que nous en avons épuisé tous les effets.
Je pourrais à nouveau citer M. Urvoas, qui disait en janvier dernier : « L’essentiel de l’intérêt que l’on pouvait attendre des mesures dérogatoires me semble à présent derrière nous. Partout où nous nous sommes déplacés, nous avons entendu que les principales cibles et les principaux objectifs avaient été traités, qu’en tout état de cause l’effet de surprise était largement estompé et que les personnes concernées étaient désormais pleinement préparées à une éventuelle perquisition. Cette extinction progressive de l’intérêt des mesures de police administrative se lit d’ailleurs dans les chiffres mêmes, qui montrent bien plus qu’un essoufflement ». Et il poursuivait : « L’arrêt de l’état d’urgence ne sera pas synonyme d’une moindre protection des Français. »
Certes, pour paraphraser Blaise Pascal, on pourrait dire : vérité en-deçà du maroquin, erreur au-delà.
Oui, il faut du courage politique pour sortir de l’état d’urgence, mais il en va de la confiance que les citoyens accordent encore à l’exécutif et à leurs représentants. Paul Valéry écrivait : « La pire faute en politique consiste à laisser en l’état ce qui doit disparaître. »
Il faut faire preuve de courage et de responsabilité pour entrer dans une autre logique que la seule logique sécuritaire. Cela suppose d’étudier, de comprendre et de concevoir, enfin, des réponses globales qui s’inscrivent dans une démarche de prévention pour conjurer, à terme, le terrorisme comme mode d’action politique, objectif bien plus légitime que celui d’éradiquer des ennemis avec des moyens qui ne font que les faire se multiplier.
Ce courage que l’exécutif doit à ses concitoyens, et que leurs représentants ont pour devoir de lui prescrire, présente des perspectives de succès bien plus sérieuses et durables que les réactions actuelles de court terme.
Parce que l’état d’urgence doit être seulement considéré comme un nécessaire moment transitoire, parce qu’on ne peut pas justifier les abus comme étant des effets collatéraux acceptables dans un État de droit, parce que notre droit commun nous fournit les outils juridiques nécessaires pour lutter contre le terrorisme, parce que les mesures de l’état d’urgence s’essoufflent et ne sont plus efficaces aujourd’hui, nous devons sortir de l’état d’urgence et penser, en urgence, une réponse globale pour prévenir la menace terroriste qui pèse sur notre pays. (Applaudissements sur les bancs du groupe de la Gauche démocrate et républicaine.)

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André
Chassaigne

Président de groupe
Député du Puy-de-Dôme (5ème circonscription)

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