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Recherche, sciences et techniques : lutte contre la fracture numérique

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, madame la rapporteure, mes chers collègues, le dossier de l’aménagement numérique de notre territoire est sans doute l’un des dossiers économiques majeurs des décennies à venir. Parmi les divers défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, le déploiement des moyens d’accès à l’internet à très haut débit figure en bonne place.
Les effets de son déploiement seront profonds et viendront certainement bouleverser notre façon de communiquer, de nous cultiver, de nous informer, de nous former et de travailler. Le monde de la culture, comme celui du travail, de l’enseignement, de la santé, des services publics, de l’audiovisuel, de la recherche en subiront les impacts.
L’enjeu du déploiement des réseaux de communication électronique à très haut débit est tel que nous devons tout faire pour permettre à l’ensemble de nos concitoyens, de nos territoires et de nos entreprises, d’en bénéficier dans les meilleurs délais, d’autant que la France, comme ses voisins européens, est à la traîne par rapport aux États-Unis ou au Japon.
Au regard du désenclavement qu’il permet et des possibilités qu’il ouvre, le très haut débit deviendra bientôt un service vital à l’instar de l’électricité, ce qui rend insupportable toute fracture territoriale en la matière.
À l’aune des enjeux, nous ne sommes pas seuls à penser que cette proposition de loi manque crucialement d’ambition. Il aurait été préférable d’adopter une logique de couverture totale du territoire par la fibre optique dans les plus brefs délais. Vous avez fait un autre choix et vous jouez « petit bras » : vous vous contentez d’afficher une ambition modeste et un consensus a minima de couverture « dans des délais raisonnables ».
Certes, des efforts ont été accomplis pour améliorer le texte initial ; mais vous vous heurtez à la logique européenne et à la nécessité de faire place au privé.
La première partie de la proposition, qui s’inscrit dans la continuité de la loi de 2007 relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur et de la loi de 2008 dite de modernisation de l’économie, n’appelle de ma part que quelques questions et observations, dans la mesure où le texte et le rapport qui l’accompagne dissipent en partie les craintes exprimées ici ou là, notamment celle du syndrome de l’écran noir. Je me bornerai donc, pour le moment, à trois questions.
La première est relative à mon département : elle concerne le cas particulier de la commune d’Étretat, située dans ce que l’on appelle en Normandie une valleuse et en Bretagne une ria ou un aber ; classée au patrimoine mondial de l’humanité, elle ne peut donc couvrir ses toits de paraboles et risque de se retrouver dans l’obscurité au premier semestre 2011. Quelle solution préconisez-vous ?
Je rappelle que je m’interroge également sur la situation particulière du Havre, que j’ai évoquée tout à l’heure : son territoire est pour partie couvert par un émetteur de Basse-Normandie, qui passera à la TNT un an avant la Haute-Normandie, le 9 mars 2010. En outre, qu’en sera-t-il du décrochage quotidien de France 3 sur la baie de Seine ?
Ma troisième question concerne directement nos concitoyens. Nous prenons acte de votre proposition de prise en charge par l’État des éventuelles acquisitions et adaptations qu’auraient à effectuer les téléspectateurs pour assurer la continuité du service. Mais ces sommes forfaitaires destinées à l’équipement des ménages – parabole, adaptation d’antenne, etc. –, qui ne concernent pas toutes les familles, couvrent-elles les frais de déplacement et d’intervention des techniciens ? Je songe également, là encore, à la situation à laquelle Le Havre sera confronté un an avant les autres communes du département.
Enfin, même si nous nous doutions du sort qui lui serait réservé, nous regrettons qu’ait été déclaré irrecevable notre amendement à l’article 1er DC, qui tendait à inscrire dans le texte le principe de la compensation intégrale des investissements consentis par les collectivités territoriales afin d’assurer la continuité de la réception des services de télévision diffusés par voie hertzienne terrestre en mode numérique.
La commune de Ry, dans mon département, vous a du reste adressé en octobre dernier, madame la secrétaire d’État, une lettre dont j’ai ici la copie, que je pourrai vous transmettre tout à l’heure. Elle y proposait que les dépenses de maintenance, qui lui coûtent d’ores et déjà 3 000 euros par an – pour 700 habitants ! –, soient couvertes par un prélèvement sur les recettes publicitaires des chaînes.
La seconde partie de cette proposition suscite beaucoup plus de critiques. Les schémas directeurs territoriaux d’aménagement numérique à l’échelle minimale d’un territoire départemental, qui ont vocation à assurer une péréquation entre les zones plus denses et les zones moins denses, en organisant et en favorisant le partage des infrastructures entre réseaux de communications électroniques, constituent sans doute des outils appropriés pour rationaliser le déploiement de la fibre optique, accorder les différentes initiatives en la matière et en maîtriser ainsi les coûts. Si nous accueillons donc favorablement ce nouvel outil, nous sommes en revanche sceptiques, voire inquiets, à deux égards.
S’agissant tout d’abord du fonds d’aménagement numérique des territoires, l’incertitude est totale quant à son volume et à l’origine des ressources qui viendront l’abonder : s’agira-t-il de l’impôt, des fonds structurels européens ? Ce brouillard financier nous fait craindre que les collectivités territoriales ne doivent en définitive mettre une fois de plus la main à la pâte et à la poche. Ce serait un comble, alors que le Gouvernement ne cesse d’incriminer la progression de leurs dépenses pour justifier ses réformes – suppression de la taxe professionnelle, réforme territoriale, etc.
Les élus locaux seront donc confrontés à un choix cornélien : accepter de financer le progrès que constitue le déploiement de la télévision numérique et du très haut débit malgré la diminution constante de leur dotation globale de fonctionnement et les inéluctables baisses de ressources qu’entraînera la suppression de la taxe professionnelle, ou être stigmatisés pour leur archaïsme, leur hostilité au progrès et leur désinvolture à l’égard de l’attractivité territoriale.
Rappelons ensuite que nous sommes fermement opposés à l’article 1er IA, qui permet aux collectivités territoriales de participer au capital de sociétés commerciales se consacrant à l’établissement et à l’exploitation d’infrastructures passives de communications électroniques, et aux représentants des collectivités siégeant au conseil d’administration de ces sociétés d’être rémunérés par ces dernières. Certes encadrée par plusieurs garde-fous, cette nouvelle forme de partenariat public-privé n’en reste pas moins inacceptable à nos yeux, notamment en raison des problèmes évidents de conflits d’intérêts qu’elle pose. Nous y reviendrons lors de la discussion des articles et des amendements.
Alors que le plan « France numérique 2012 » était porteur d’une grande ambition – faire de la France l’un des pays leaders en matière de très haut débit –, alors que le titre de la proposition, qui fait référence à la lutte contre la fracture numérique, est prometteur, la partie traitant de cette question s’intitule désormais « Prévenir l’apparition d’une fracture numérique dans le très haut débit ». Si vous affichez par là une certaine lucidité, vous vous dérobez manifestement face à ce qu’exigerait la situation, si bien que l’on peut évoquer sans hésiter un manque d’ambition.
Mieux aurait valu intituler cette proposition « Abolition de la fracture numérique » et lui donner pour ambition de déployer la fibre optique dans les plus brefs délais, plutôt que dans des délais « raisonnables ». Malheureusement, vous calez faute de volonté politique et de moyens. Certes, les 40 milliards d’euros que l’on évoque ne sont pas négligeables ; mais une telle somme répartie sur cinq à dix ans, s’agissant d’un « grand chantier » destiné à préparer l’avenir, est tout à fait réaliste. Je ne rappellerai pas les sommes englouties par certains groupes, celles que vous avez mises sur la table depuis quelques mois pour les tirer d’affaire, ni le montant annuel du bouclier fiscal, qui permettrait à lui seul de financer un plan numérique national en une législature.
Ainsi rédigé, ce texte, s’il rationalise opportunément les futurs chantiers de déploiement du très haut débit – on reconnaît la marque du travail accompli en commission –, entérine l’existence d’une nouvelle fracture numérique qui s’ajoutera à la première, puis s’y substituera, avant d’être éventuellement résorbée. Faute de crédits budgétaires dédiés, cette proposition de loi, finalement décevante, ne sert pas l’intérêt général.
À nos yeux, la fracture numérique constitue un sujet de société – car elle reflète les inégalités sociales et territoriales –, mais aussi un véritable enjeu économique.
À ce double titre, elle mérite bien plus que ce traitement superficiel qui entérine le désengagement de l’État au profit du marché, conformément aux souhaits de la Commission européenne.
La dérégulation du secteur stratégique d’intérêt général que constitue le secteur des communications a conduit à renforcer les prérogatives des grands groupes privés, qui accroissent leurs bénéfices en exploitant les zones denses, mais sont « aux abonnés absents » lorsqu’il s’agit de couvrir ceux de nos concitoyens qui vivent loin des centres d’activité, dans des territoires non desservis ou mal desservis par les technologies numériques, qu’il s’agisse de l’internet, de la téléphonie mobile, de la télévision ou de la radio.
Au lieu de placer au cœur du dispositif un pôle public des télécommunications qui soutiendrait le développement des réseaux de fibre optique, des réseaux sans fil ou des boucles WiMax, vous préférez permettre aux grands groupes privés de capter le dividende numérique et de renforcer leurs positions oligopolistiques au détriment des collectivités territoriales – qui devront financer des infrastructures lourdes – et, en dernier ressort, du portefeuille de l’usager final.
Ce texte accentue donc un peu plus la logique de libéralisation du secteur des télécommunications voulue par Bruxelles, qui aboutit inévitablement à un partage entre les segments du marché réservés au secteur privé – les zones denses, où les investissements sont peu coûteux et très rentables – et les autres, portés à bout de bras par la puissance publique sans que les moyens financiers soient pour l’heure définis.
Comme dans de nombreux secteurs stratégiques, cette logique conduit inévitablement à creuser des inégalités territoriales et sociales déjà fortes.
À ces solutions inégalitaires, nous préférons un service universel du numérique, appuyé sur un réseau national public de communications électroniques à très haut débit, dont la neutralité serait assurée par une autorité indépendante.
Nous sommes par ailleurs partisans d’une intervention importante de l’État en faveur des zones blanches, dont les habitants doivent se voir garantir l’accès aux technologies numériques dont bénéficient leurs concitoyens en zone dense. Car le recours accru au marché et à la libre concurrence ne permettra pas de réduire la fracture territoriale, sociale, culturelle et économique qui résulte des inégalités d’accès aux technologies.
En son état actuel, nous voterons donc contre ce texte.
 

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Daniel
Paul

Député de Seine-Maritime (8ème circonscription)
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