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Réforme des retraites

C’est un film, un navet. Il coche toutes les cases, à tel point qu’on ne sait par où commencer : le scénario est poussif, la fable alambiquée, le sujet maltraité, les plans répétitifs, les dialogues faux, le metteur en scène autoritaire, la photo datée, les cadrages étroits, le casting inégal…On en arrive même au point où les acteurs quittent le plateau sans crier gare.

Ce projet est monstrueux, et le monstre vous échappe. Vous avez dès maintenant la possibilité salutaire, que dis-je, la possibilité, le pouvoir, et sans aucun doute le devoir de mettre fin à ce cauchemar, à ce supplice, à cette lourde faute

L’enjeu est essentiel : il s’agit du droit à la retraite. Il est vrai qu’en voyant le Gouvernement mettre les pieds comme il le fait dans un tel sujet, on a sentiment d’une profanation.

La situation actuelle, nul n’en méconnaît les défauts, mais plutôt que de suivre les logiques de rétraction qui ont prévalu ces derniers temps, il est urgent de se replacer dans une démarche d’édification.

Cependant, quand on voit un nouvel arrivant se présenter comme celui qui vient accomplir les Écritures et déclarer vouloir raser la maison commune pour en construire une autre à sa main, on s’inquiète. On s’inquiète d’autant plus que depuis si longtemps les marchands veulent entrer dans le temple. Nous tenons toutefois ce droit pour autre chose que pour un symbole sacré : c’est un marqueur concret de civilisation.

Parce qu’il faut travailler pour vivre, qu’advient-il quand on est empêché de travailler ? C’est à cette question d’abord qu’on a tenté de répondre, et puis l’on s’est attelé à faire, comme le dira Ambroise Croizat, que la retraite ne soit plus « l’antichambre de la mort », mais « une nouvelle étape de la vie ».

Ainsi la retraite est-elle un droit patiemment édifié au cours du siècle passé et, hélas, savamment ébréché dans les décennies écoulées : un droit que l’on crée par le travail et qui se partage par-delà les générations ; un droit qui fait partie intégrante du salaire et qui se traduit par un salaire continué ; un droit qui permet d’être libéré du travail prescrit quand on y a tant consacré dans la force de l’âge.

Ce droit s’inscrit dans la philosophie de la sécurité sociale qui entend socialiser et sanctuariser la part des richesses produites suffisante à garantir une assurance contre les aléas de l’existence tout au long de la vie. C’est tout un monde que l’on gagne pour les autres et pour soi-même, voilà l’un des traits de l’émancipation par le travail.

« C’est ainsi seulement, en libérant les travailleurs de l’obsession permanente de la misère, qu’on permettra à tous les hommes et à toutes les femmes de développer pleinement leurs possibilités, leur personnalité […] » : ainsi parlait Ambroise Croizat à cette tribune, le 8 août 1946. Lui et les autres, certains en trahissent la mémoire et les intentions parce qu’ils leur donnent mauvaise conscience.

De « chacun selon ses moyens » à « chacun selon ses besoins » : l’ambition a une autre figure que le slogan « chaque euro cotisé doit donner les mêmes droits » qui, sous les apparences de l’égalité, cultive le chacun pour soi. Une telle maxime n’est ni désirable, ni applicable, tant nos parcours peuvent être différents d’un bout à l’autre de l’existence.

Voilà pourquoi, si l’on veut engager une réforme d’une telle portée tellurique, il vaut mieux y avoir bien réfléchi, y avoir bien travaillé, et avoir suffisamment rassemblé.

Chères et chers collègues, vous auriez tort de prendre cette demande de rejet du texte pour une formalité. Croyez bien que je meurs d’envie de demander au Gouvernement : qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans le mot « retraite », qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans le mot « retrait » ?

Mais c’est d’abord à vous que je veux principalement m’adresser, parce que la situation est grave. Je suis certain que nombre d’entre vous se disent tout bas que les conditions ne sont assurément pas réunies pour acter un bouleversement complet de notre droit à la retraite.

Alors, le geste salutaire que le Gouvernement n’a eu ni la lucidité ni le courage de faire, le Parlement peut désormais l’accomplir. C’est un geste de sursaut, de respect de la démocratie et finalement de soi-même. C’est plus que jamais le moment. Depuis le début, les promoteurs de cette réforme voudraient torpiller leur œuvre et la rendre inconstitutionnelle qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. Alors qu’il arrive devant nous aujourd’hui, une chose est désormais établie : le texte n’est pas prêt, il est complètement « bilboque », il est en papier mâché.

Je récapitule, à l’économie car les faits sont accablants. Pendant deux ans, à la suite d’une idée de campagne plus ou moins claire et plus ou moins reprise par les candidats aux législatives, un haut-commissaire a animé des cafés-débats et mené quelques opérations de « com » visant à dénigrer le système actuel, dans le but de préparer l’opinion.

Faisant l’objet de fuites contradictoires, plusieurs fois annoncée, la réforme devait finalement venir l’été prochain, mais nous y voilà dès l’hiver parce que le Gouvernement a tenté un coup tactique foireux. La concertation sociale a été une aimable farce : personne n’était demandeur, et personne n’a été écouté. Le dessaisissement des organisations syndicales, dont le rôle est actuellement central, a été appliqué avant l’heure : elles n’ont, en réalité, jamais disposé du texte, et je ne parle pas des concertations périphériques décoratives. Voilà les assurés expulsés. Flagrant défaut de dialogue social !

Le Premier ministre a présenté la réforme dans un discours qui a provoqué la colère. Pour diviser les générations, il annonçait une entrée en vigueur à partir de la génération née en 1975, accompagnée d’un âge pivot. Puis, pour gagner du temps, il inventa la suspension provisoire de l’article concerné, et une conférence de financement se prolongeant au-delà de la première lecture. Avec une épée de Damoclès au-dessus des têtes, voilà donc le Parlement appelé à se prononcer sur un projet provisoire à la main du Gouvernement.

Dix jours plus tard, le pilote de la réforme démissionnait, notamment pour n’avoir pas déclaré des activités et pour de possibles conflits d’intérêts, laissant un texte inachevé, bardé de vingt-neuf ordonnances portant sur une quarantaine de questions structurantes. Le Conseil d’État écrira que cela « fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme et, partant, de sa constitutionnalité et de sa conventionnalité ». Flagrant défaut de précision !

Depuis le 5 décembre, un mouvement social d’une grande ampleur a gagné le pays, se traduisant par de nombreux mouvements de grève et des manifestations considérables, tandis que les enquêtes d’opinion témoignaient d’un soutien clair de la population et d’un rejet massif de la réforme. Le Gouvernement faisait le dos rond en attendant que ça passe et espérait en vain un retournement à la faveur des fêtes.

Plus les choses avançaient, plus étaient mises en lumière les conséquences de la réforme pour de nombreuses professions dans tous les secteurs de la société. Pour tenter de dégonfler la colère, étaient consenties quelques exceptions, souvent faites de faux-semblants, qui sonnaient comme autant d’aveux des défaillances intrinsèques du miraculeux système. Dans son obstination paniquée, le Gouvernement déclencha sans justification valable la procédure accélérée, réduisant au maximum le travail parlementaire. Flagrant défaut de démocratie !

C’est dans ce cadre que, le 24 janvier, le Conseil d’État rendit un avis cinglant, jugeant le texte avec une extrême sévérité. Critiquant la consultation factice de certains organismes, il ne s’estimait pas « à même de mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique […] ».

Et de trouver cette situation « d’autant plus regrettable que les projets de loi procèdent à une réforme du système de retraite inédite depuis 1945 et destinée à transformer pour les décennies à venir un système social qui constitue l’une des composantes majeures du contrat social. » Pour le Conseil d’État, l’inconstitutionnalité est manifeste concernant les promesses imprécises de revalorisations pour les enseignants et les chercheurs. Sidérant bricolage, flagrant délit d’impréparation !

Enfin, le Conseil d’État remet vertement en cause la fiabilité de l’étude d’impact, jugée insuffisante et lacunaire, au point de rappeler que « les documents d’impact doivent répondre aux exigences générales d’objectivité et de sincérité des travaux procédant à leur élaboration […] ».

La faiblesse de ce document est inversement proportionnelle à son volume, notamment en matière d’impacts économiques et sociaux. Considérant l’augmentation de 70 % du nombre de personnes de plus de 65 ans d’ici à 2070, ainsi que leur faible taux d’emploi, le Conseil d’État appelle par exemple le Gouvernement, s’il veut jouer sur l’âge de départ à taux plein, à mesurer les effets de ce choix sur les comptes de l’assurance-chômage et les dépenses de minima sociaux. Une paille ! Précisons que, derrière les chiffres, il y a des vies.

Le Gouvernement brille pourtant par son incapacité à décrire les droits des assurés. Son étude comporte des bidouillages pour présenter les choses sous un jour avantageux. Par exemple, sur les vingt-huit cas types de personnes nées en 1990 présentés, vingt et un cas sont présentés comme gagnants ; en réalité, dix-huit sur vingt-huit sont perdants selon le collectif nosretraites.fr. Le Gouvernement y a ajouté une provocation en promettant, une fois la réforme votée, un simulateur, fondé sur un système déjà existant.

L’étude ne décrit pas mieux les mécanismes de transition. Les zones d’ombre sont partout. Flagrant défaut d’information !

Il apparaît de surcroît que les maigres informations que comporte l’étude d’impact ne collent pas exactement avec les annonces déjà faites. On avait parlé d’un âge d’équilibre à 64 ans pour la génération 1975 ; en réalité, le texte annonce plutôt 65 ans, et des âges plus élevés à l’avenir. Au passage, on méconnaît les conventions minimales de l’OIT – Organisation internationale du travail.

On avait aussi compris que le Gouvernement plafonnait à 14 % du PIB la part des retraites mais, ne se contentant pas de la stabiliser, il programme sa baisse jusqu’à 12,9 % d’ici à 2050.

On avait annoncé l’indexation sur l’évolution des salaires ; en fait, les pensions resteront indexées sur l’inflation. Quant à la valeur de service du point, censée être indexée sur le salaire moyen, elle le sera sur un indicateur inexistant et non identifié. Flagrant défaut de lisibilité !

Au bout du compte, le fossé entre les slogans et la loi est béant. Le Conseil d’État lui-même réfute l’idée d’un régime universel et juge que « l’objectif selon lequel "chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits pour tous" reflète imparfaitement la complexité et la diversité des règles de cotisation ou d’ouverture de droits définies par le projet de loi ». Flagrant défaut de sincérité !

Quelques mots enfin sur la réunion de la commission spéciale. Spéciale, elle l’a été d’abord et avant tout par sa décision d’arrêter l’examen du texte sans parvenir à le mener à son terme, pour respecter l’exigence calendaire fixée par le Gouvernement.

Après la procédure accélérée, la procédure tronquée : vendredi dernier encore, on nous annonçait quarante-six nouveaux amendements gouvernementaux de dernière minute, dont deux relatifs aux ordonnances – un projet de loi additionnel soumis en douce. Nous sommes dans une procédure d’exception qui sert un coup de force. Flagrant délit de précipitation !

Finalement, la Constitution aura été bafouée dans ses articles 34 et 39, dans son exigence de clarté, de sincérité et de sécurité juridique et financière et de respect des droits du Parlement. La fragilisation, voire la remise en cause des droits acquis qu’implique le projet de loi met à mal la conception constitutionnelle du principe d’égalité ainsi que les principes concernant les garanties dues aux travailleurs et travailleuses, énoncés au préambule. Flagrant délit d’inconstitutionnalité !

Aujourd’hui, le système offre des droits garantis pour lesquels on s’assure des ressources nécessaires. Si certaines pensions sont aujourd’hui insuffisantes et certains parcours mal pris en compte, le projet de loi veut passer à un système où les droits servent de variable d’ajustement au service d’une double règle d’or : baisser les dépenses tout en maintenant l’équilibre financier – un système où chacun compte ses points. L’âge de départ à taux plein est programmé pour reculer génération après génération, ce qui alimentera mécaniquement une baisse des pensions. La pension sera calculée sur toute la carrière, alors tout accident de parcours se paiera par un malus sur la retraite. L’objectif affiché est de voir plus de seniors plus longtemps dans l’emploi, les privant ainsi de leurs meilleures années de retraite ; quant aux autres, il faudrait qu’ils coûtent moins cher dès lors qu’un départ dans les conditions actuelles caractériserait, selon certains, une génération dorée, celle des nantis. C’est tout l’inverse de ce que défendait Jaurès en vantant « la magnifique idée d’assurance sociale, qui crée pour tous les salariés un droit certain », qu’il appelait à corriger et à perfectionner. Flagrant délit d’insécurité sociale !

Il s’agit donc bien d’une réforme d’austérité financière qui se grime. Aujourd’hui, on ne devrait pas modifier un critère comme vous l’avez fait : la réforme autorise un ajustement permanent des paramètres. Celles et ceux qui en auront les moyens sont ainsi encouragés à des démarches individuelles, jusqu’à la capitalisation, afin de nourrir les appétits destructeurs de la finance qui rôde, surtout depuis la loi PACTE. C’est tout l’inverse du cours de l’histoire qui a permis de réduire et de partager le temps de travail dans la journée, la semaine, la vie ; entre les femmes, les hommes, les générations. C’est tout l’inverse d’une dynamique visant à changer le travail et à en attaquer la pénibilité – que certains préfèrent ne pas voir –, plutôt que de le précariser et de le dégrader. Flagrant délit de régression sociale !

Meilleur pour les femmes ? C’est faux. Meilleur pour les précaires ? C’est faux. Meilleur pour les carrières plates ? C’est faux. Les seuls points positifs résident dans des corrections apportées au nouveau système pour en limiter les dégâts, mais celles-ci auraient pu être introduites dans le cadre actuel. C’est le cas, par exemple, pour les agriculteurs – mais la réforme laisse de côté les retraités actuels – ou pour la pension minimum que finalement le projet ne traite pas avec beaucoup d’ambition. Le régime général sera celui de l’exception individuelle, avec des inégalités sans justification, entre générations comme en leur sein. Ce système ne sera ni plus universel, ni plus juste, ni plus égalitaire, ni plus solidaire, ni plus lisible, ni plus sûr. Il sera plus économe – plus économe avec nos vies. Flagrant défaut de République !

On ne saurait agir avec autant de légèreté sur un sujet aussi sensible. On ne saurait légiférer sur nos retraites à la hâte, à la hussarde, à l’aveuglette – à moins de risquer le fiasco. On ne saurait voir bafouées autant d’institutions et de règles démocratiques. Enfin, on ne saurait décider contre le peuple au nom duquel nous sommes rassemblés. Depuis deux mois et demi, un mouvement clame avec détermination le refus d’une réforme dont chacun a compris la portée pour toute la vie. Cette réforme n’a pas de majorité populaire.
Dans ce moment, particulièrement, la responsabilité personnelle de chacune et de chacun est engagée. Entre flagrants délits, flagrants défauts et fariboles, rarement une loi aura autant mérité le rejet. Rarement un film aura été aussi pénible. Libérez les acteurs. Coupez !

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Pierre
Dharreville

Député des Bouches-du-Rhône (13ème circonscription)

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