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Réforme pour la justice (MRP)

À l’heure où nous sommes, les susceptibilités locales et les convenances particulières doivent s’incliner devant l’intérêt général [...]. S’il importe que la justice soit proche, il importe surtout qu’elle soit bien rendue, elle ne peut l’être que par des compagnies judiciaires fortement constituées [...] siégeant dans des centres où les affaires ne sont pas rares et où les magistrats sont sérieusement occupés » : les phrases que je viens de prononcer devant vous une nouvelle fois, après les avoir citées en commission, sont de Poincaré, dans son rapport de présentation de la réforme judiciaire de 1926.
« Chacun comprend que l’on ne peut pas continuer à saupoudrer nos moyens sur 1 200 juridictions dispersées sur 800 sites. […] Lorsqu’on est victime […], on attend une réponse rapide, claire, lisible. […] Ce n’est pas la proximité physique du tribunal qui importe. La proximité, c’est la satisfaction rapide du besoin de justice. » Vous auriez pu tenir ces propos ce soir, madame la garde des sceaux – et, d’une certaine manière, vous les avez tenus.
Ces phrases ont été prononcées par Rachida Dati en 2007, lors de l’examen à l’Assemblée nationale de la mission « Justice » du projet de loi de finances pour 2008.
Le titre du présent projet de loi organique fait référence, de façon bien mensongère, au « renforcement de l’organisation des juridictions ». Il forme, avec le projet de loi ordinaire de programmation et de réforme pour la justice, un ensemble cohérent, un bloc : vous le revendiquez, et nous vous en donnons acte. C’est à cet ensemble que les députés communistes s’opposent, respectueusement, mais catégoriquement, par cette motion de rejet préalable.
Nous dénonçons ce texte parce qu’il relève d’une logique bien connue, parce qu’il poursuit une histoire suffisamment ancienne pour que l’on puisse en dresser un bilan.
Nous dénonçons ce texte parce qu’il perpétue la situation de pénurie dans laquelle se trouve la justice française, particulièrement les services judiciaires. En effet, si l’augmentation des crédits de la justice est réelle, elle reste insuffisante ; vous reconnaissez vous-même, du reste, que les crédits supplémentaires seront largement absorbés par les prisons – ce qui est au demeurant légitime, compte tenu de la crise des établissements pénitentiaires.
La Commission européenne pour l’efficacité de la justice, la CEPEJ, a récemment publié un constat sans appel : la France consacre moins de 66 euros par an et par habitant à son système judiciaire, contre 122 euros par an et par habitant en Allemagne ; sur ces 66 euros, seuls 48 euros sont consacrés aux tribunaux.
La France compte aujourd’hui moins de juges qu’il y a deux ans : 10,4 contre 10,5 pour 100 000 habitants. Au cours de la même période, la moyenne européenne est passée de 20,9 à 21,5 pour 100 000 habitants. Nous avons deux fois moins de juges que la moyenne européenne !
L’austérité n’épargne pas les fonctions régaliennes de l’État. À l’échelle du territoire de la Seine-Maritime, dont je suis l’élu, le diagnostic parle de lui-même. En 2008, le gouvernement de droite a mené une réforme de la carte judiciaire qui a abouti à la suppression du tribunal d’instance de Neufchâtel-en-Bray et au regroupement des contentieux au tribunal d’instance de Dieppe. Avant cette réforme, la somme des contentieux représentait 1 500 dossiers par an. Après la réforme, les contentieux regroupés représentaient 1 200 dossiers. En clair, par un tour de passe-passe, par un tour de magie, 40 % des contentieux auparavant traités par le tribunal qui a été fermé ont disparu du champ du pouvoir judiciaire.
Il est possible d’en tirer un premier enseignement : tout regroupement des contentieux a pour conséquence mécanique une diminution de leur nombre. Cette diminution révèle que les plus fragiles de nos concitoyens renoncent de plus en plus à leurs droits. J’appelle toutefois votre attention sur le fait que le besoin de justice ne disparaît pas et ce que l’institution judiciaire ne traite plus risque de trouver des exutoires que le pouvoir d’État ne maîtrisera plus, car les citoyens justiciables auront le sentiment d’être abandonnés ou oubliés par la République.
C’est pourquoi notre groupe s’oppose aux fermetures de tribunaux de plein exercice qu’entraînera le regroupement des contentieux dits spécialisés. En dépit des propos rassurants que vous avez tenus ce soir encore, ces fermetures sont en effet larvées, voire programmées.
Parallèlement, en droit du travail, la rupture conventionnelle des contrats de travail a été instituée, sous le couvert de souplesse, de facilité, suivant le fameux refrain : « Libérée, délivrée… ». (Rires et exclamations sur plusieurs bancs du groupe LaREM.)
Il en a résulté d’une part une chute de 30 % des contentieux prud’homaux, d’autre part l’ouverture de la saison des soldes pour les contentieux relatifs à la rupture du contrat de travail et au rappel de salaire légalement ou conventionnellement dus.
Deuxième enseignement : lorsque le contrôle du juge recule, la loi du plus fort gagne du terrain. C’est pourquoi notre groupe s’oppose à la déjudiciarisation de bon nombre de contentieux, parmi lesquels le contentieux de la pension alimentaire, qui est un contentieux de masse.
L’expérimentation d’une déjudiciarisation de la révision des pensions alimentaires nous inquiète. Elle inquiète aussi le Défenseur des droits et l’ensemble de la communauté judiciaire. Comme nous l’avons dit en commission, en effet, les caisses d’allocations familiales – CAF – ne disposent pas d’un statut garantissant leur indépendance, leur impartialité et leur compétence sur ce sujet précis. Vous le reconnaissez implicitement, du reste, en préconisant un barème faisant abstraction de l’âge de l’enfant, de son rang dans la fratrie, du revenu réel des parents ou de toute autre forme de situation particulière, comme un handicap ou une scolarisation spécifique – en attendant, peut-être, que les pensions alimentaires soient fixées de façon automatique, par un algorithme, comme c’est déjà le cas pour d’autres décisions administratives.
Deux sérieux problèmes se posent par ailleurs. D’abord, rien n’indique que les CAF, qui ont été regroupées à l’échelle départementale et n’ont pas été épargnées par les réformes successives des politiques publiques, pourront assurer un service plus rapide et plus simple pour les usagers. Ensuite, comment surmonter le conflit d’intérêts dans lequel seront prises les CAF qui auront à statuer sur un litige auquel elles sont intéressées ?
L’année 2017 aura été l’année de la loi Travail. Sous le couvert de simplification – objectif proclamé urbi et orbi par votre majorité –, vous avez en réalité ajouté deux cents pages à l’édition de 2018 du code du travail. Sous le couvert de sécurisation des rapports sociaux, l’investissement dans le licenciement abusif est devenu une réalité quotidienne. Sous le couvert de prévisibilité des sanctions, le panier moyen en cas de licenciement abusif a chuté, si l’on en croit les premiers retours, d’environ 40 %, ce qui donne l’avantage aux employeurs peu respectueux de la loi et provoque des distorsions de concurrence.
Le troisième enseignement que l’on peut tirer de cette réforme est que la volonté politique apparente du Gouvernement cache, en réalité, une volonté politique de désengagement du pouvoir régalien de l’État au profit de solutions mal encadrées, voire sans contrôle. C’est pourquoi notre groupe s’oppose à tout recul du pouvoir de l’État en matière de justice.
Ayant établi la filiation délétère de ce projet de loi, je vous propose d’en examiner le contenu. On peut le résumer de la manière suivante : faute de volonté politique de doter la justice de moyens suffisants, on multiplie les occasions de s’en passer.
Votre réforme porte en son sein une fracture territoriale, une fracture numérique et une privatisation partielle de la justice. Ces trois évolutions conjuguées aggraveront la fracture sociale dans l’accès aux droits. D’autres solutions sont pourtant possibles : puisque nous ne sommes pas tous des Playmobil – pour reprendre l’expression de notre collègue François Ruffin –, nous vous proposerons, au cours du débat, de les examiner en dehors de toute logique de groupe.
D’abord, la fracture territoriale. Après l’avoir examiné attentivement, nous pouvons affirmer que le projet de loi de programmation et de réforme pour la justice est loin des effets d’annonce promettant un meilleur service public pour le justiciable. Madame la garde des sceaux, vous nous assurez à grand renfort médiatique qu’il n’y aura aucune fermeture de site, qu’aucune modification de la carte judiciaire n’est envisagée et que votre méthode a pour seul objet d’assurer la proximité et la qualité de la justice, mais, à y regarder de plus près, l’imprécision des critères de cette méthode laisse des zones d’ombre, sur lesquelles les parlementaires ne pourront pas jeter un peu de clarté car, une fois encore, les arbitrages se feront par voie réglementaire.
Vous proposez de fusionner les tribunaux d’instance et les tribunaux de grande instance. On peut légitimement s’interroger sur cette mesure, vu que les tribunaux d’instance sont les juridictions qui fonctionnent le moins mal : le délai moyen de traitement d’une affaire y est de 5,4 mois, contre 14 mois dans les tribunaux de grande instance.
J’insiste sur le fait que, contrairement à ce que certains ont pu suggérer, la communauté judiciaire ne s’inquiète pas uniquement pour son sort, elle s’inquiète surtout pour celui des justiciables. Ceux-ci trouvent tous les jours, dans nos tribunaux d’instance, l’oreille de fonctionnaires et l’expertise de juges passionnés et très impliqués, qui connaissent les particularités sociales et culturelles des territoires de leur juridiction. Or vous envisagez, sans le dire, de fermer ces lieux de justice de proximité, où les gens peuvent venir avec leurs problèmes, sans qu’il leur soit nécessaire d’être titulaires d’une maîtrise en droit ou d’être représentés par un avocat ; où les justiciables peuvent s’expliquer en personne, oralement. Cela donne une chance à ceux qui ne sont pas des spécialistes du droit, à ceux qui n’ont pas d’ordinateur ou pas d’accès à internet. Dans ces tribunaux, l’accueil physique est assuré malgré le manque de moyens : on peut demander à y rencontrer le juge d’instance, par des modes de saisine simplifiés – déclaration au greffe, requête, présentation volontaire des parties –, pour parvenir à un accord ou à un jugement. Dans ces tribunaux de la vulnérabilité, de l’urgence sociale, au milieu des contentieux de masse, les magistrats traitent les demandes et rendent justice en respectant l’extrême difficulté de ces gens à qui Pierre Bourdieu a donné la parole dans La Misère du monde.
Il est d’ores et déjà prévu de créer un juge spécialisé, le juge des contentieux de la protection. Pour les départements comportant plusieurs tribunaux de grande instance, comme la Seine-Maritime, chaque tribunal de grande instance traitera de contentieux déterminés, dits spécialisés, au détriment des autres tribunaux de grande instance, mettant ainsi fin à l’expertise qu’ils ont développée dans ces « contentieux sans gloire » dont a parlé Emmanuel Carrère. Le périmètre de cette spécialisation est inconnu, puisque ces contentieux seront déterminés par décret ; sur ce point, les parlementaires ne pourront donc pas donner leur avis, et la représentation nationale ne pourra pas exercer sa mission de contrôle.
Après que les matières dites spécialisées auront été définies par décret, les chefs de cours seront chargés de proposer, après avis des chefs de juridictions, l’organisation la plus performante dans les départements de leur ressort comportant plusieurs tribunaux de grande instance. Quid de l’avis des maires et des membres de la communauté judiciaire ? Quid de l’aménagement du territoire ?
Les contentieux spécialisés seront répartis par les chefs des cours d’appel, sans que les élus aient leur mot à dire, et les tribunaux de grande instance ne pourront plus traiter de la totalité des contentieux dits spécialisés – lesquels, comme je l’ai dit, ne sont pas connus. Les tribunaux de grande instance, où qu’ils soient, perdront ainsi une partie de leurs attributions, une partie de leur substance, courant ainsi le risque, pour certains d’entre eux, notamment les plus petits, de devenir des coquilles vides – mais peut-être les débats nous rassureront-ils sur ce point.
Par voie de conséquence, les justiciables devront faire des kilomètres pour rencontrer leur juge. Les plus démunis seront les premières victimes ; ils seront même stigmatisés, car leurs trajets en voiture les rendront responsables de la pollution de notre planète !
L’expérimentation de spécialisation des cours d’appel participe du même mouvement. Cela m’inquiète d’autant plus qu’en commission, avec l’appel à candidatures qui a été lancé, la boîte de Pandore a été ouverte : l’expérimentation est appelée à faire des petits, voire à se généraliser. Le risque est grand d’aggraver la fracture territoriale et d’affecter lourdement l’emploi dans les villes moyennes concernées, ce qui contredirait la volonté, pourtant affirmée par le ministère de la cohésion des territoires, d’être au chevet desdites villes moyennes. Au moment de la réforme « Dati », j’ai réalisé, dans ma ville de Dieppe, une étude sur les effets de la suppression d’un tribunal de plein exercice sur l’emploi, l’attractivité et l’efficacité de la justice. Le résultat fut sans appel. Le Gouvernement ne manquerait-il pas, en la matière, de cohérence ?
La fracture numérique aggrave elle aussi les inégalités. Votre réforme, que vous justifiez par la nécessité de moderniser la justice, ne permettra pas d’atteindre l’objectif annoncé, à savoir disposer d’une justice plus simple et plus proche. Au contraire, elle risque d’aggraver les inégalités territoriales et numériques.
Je précise que nous n’avons a priori pas d’aversion pour la modernité et les nouvelles technologies. Il peut en effet paraître nécessaire que les professionnels du droit communiquent entre eux par voie numérique, dans le souci d’accélérer les démarches et de respecter l’environnement. Néanmoins, il est manifeste que les conséquences concrètes de la numérisation pour les justiciables n’ont pas été étudiées. Or le projet de réforme préconise d’instituer des procédures dématérialisées et numériques dès le stade du précontentieux.
Alors qu’il était habituel que les parties se rencontrent avant le procès, devant un médiateur ou un conciliateur, vous proposez un règlement des litiges par écran, via des plateformes numériques, tout en continuant à préconiser par ailleurs la médiation ou la conciliation. Un premier pas vers la déshumanisation est franchi – mais le pire reste à venir.
Concernant la phase contentieuse, c’est-à-dire la partie visible de l’iceberg de la justice, la réforme proposée est radicale.
Il est d’abord préconisé de dématérialiser entièrement la procédure relative aux litiges du quotidien, aux petits litiges. Ainsi, le justiciable, avec ou sans avocat – puisque l’avocat n’est pas obligatoire dans ce type de contentieux –, devra saisir la juridiction via l’internet ; son adversaire devra soumettre les arguments pour sa défense lui aussi via l’internet ; et les parties recevront, toujours via l’internet, la décision du juge. Vous proposez purement et simplement d’instaurer, après une tentative de conciliation par écrans interposés, une justice sans juge !
Au-delà des considérations éthiques et philosophiques, soulignons que cette proposition, d’un point de vue purement matériel, est inopérante. Alors que le tout numérique est vanté pour sa simplicité, son accessibilité, sa rapidité, il représente pour les populations les plus fragiles une montagne infranchissable. Selon le dernier rapport du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, le CREDOC, le sentiment de délaissement, le sentiment de vivre dans un territoire en difficulté sont fortement liés aux difficultés des Français. Pas moins de 17 % d’entre eux n’ont pas accès à l’internet. Ce chiffre, qui peut, globalement, sembler satisfaisant, cache des réalités différentes. En effet, si l’usage de l’internet est très développé chez les 12-25 ans, 75 % des plus de 60 ans n’y ont pas accès. Par essence, ces populations seront exclues du droit fondamental de saisine du juge. Les autres, les 83 % ayant accès à l’internet, n’auront pas pour autant les compétences pour formaliser leur demande. Rappelons que 16 % de nos compatriotes rencontrent des difficultés pour lire ou écrire et que 7 % sont totalement illettrés. Ces chiffres ne sont pas symboliques, puisqu’ils correspondent à plusieurs millions de Français.
Admettons que le justiciable puisse accéder à l’internet et qu’il soit capable de comprendre et de verbaliser son problème ; encore faudrait-il qu’il dispose des notions juridiques suffisantes pour traiter correctement son dossier. On nous explique que cette difficulté serait surmontée grâce aux SAUJ, les services d’accueil unique du justiciable, une borne informatique en libre accès devant y être installée pour permettre au justiciable qui le souhaite d’engager ses démarches en présence d’un greffier, dûment formé pour l’aider et le renseigner. Or quelle est l’implantation réelle de ces SAUJ sur le territoire ? Combien de SAUJ, par exemple, pour un TGI comme celui de ma circonscription, qui couvre un territoire long de soixante-dix kilomètres et large de quarante ?
On nous promet que l’implantation des SAUJ permettra de renforcer l’accès de proximité à la justice de chaque justiciable. Il suffit de comparer ce qui est proposé avec l’implantation actuelle des caisses d’allocations familiales ou des services préfectoraux pour comprendre que votre conception est celle d’un service public virtuel, déshumanisé, toujours un peu plus éloigné. Les justiciables seront confrontés à des horaires d’ouverture restreints, aux problèmes de transport, au déficit de formation des greffiers.
En introduction à la question du numérique, nous avons mis en évidence les difficultés qui se poseraient pour le justiciable d’un côté, la nécessité de numériser pour les professionnels, de l’autre. Or n’oublions pas que la transformation numérique ne serait pas l’apanage de la seule procédure civile. Il est également prévu, en effet, de dématérialiser la procédure pénale, alors que le sujet de la protection des données est extrêmement sensible et que nous ignorons tout des moyens qui seront accordés dans ce domaine.
Surtout, la mise en place du tout numérique est prévue selon un calendrier restreint, alors que l’ensemble des juridictions du territoire français démarrent de zéro, tant pour ce qui concerne l’acquisition de matériel informatique que la formation des personnels, qui n’aurait pas encore commencé, semble-t-il. En outre, la réforme fait l’impasse sur les zones blanches, qui concernent pourtant des pans entiers de notre territoire. Dans ma circonscription, il n’est pas rare que le téléphone ou l’internet ne passent pas.
Dès lors, les moyens annoncés seront-ils suffisants ? Nul ne le sait. Ces moyens amputeront-ils le budget de la justice ? Nul ne le sait. Votre budget comprend en effet non seulement les services des juridictions contentieuses, mais aussi ceux de la pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse ; or les débats en commission ont démontré que la mobilisation budgétaire était largement absorbée par la crise des prisons.
Loin de répondre aux attentes fortes des professionnels, en renforçant les moyens matériels et humains et en attribuant un pouvoir de gestion budgétaire, gage d’indépendance et d’efficacité, ce projet de loi tend à maintenir le statu quo, résumant ainsi votre ambition politique à la réduction des flux d’affaires entrantes.
Ainsi proposez-vous des mesures qui seront autant d’obstacles territoriaux, numériques, juridiques à l’accès au juge pour dissuader les justiciables de recourir à la justice.
Face au manque de magistrats, au manque de personnels, au manque de moyens matériels, ce qui provoque des retards inadmissibles dans le traitement des dossiers, face à des situations de rupture de la continuité du service public, face à la rupture d’égalité de traitement entre les justiciables selon leur lieu d’habitation ou le type de contentieux, le bon sens aurait commandé une réelle remise à niveau budgétaire, comme nous l’ont rappelé avec force et humanité les juges des enfants du tribunal de Bobigny. Au contraire, votre projet de loi installe durablement la gestion de la pénurie. Et puisque le contentieux ne peut pas totalement disparaître, vous choisissez d’externaliser son traitement à des acteurs économiques privés. Nous nous opposons aux dispositions qui visent à confier à divers acteurs des actes qui, hier, étaient gratuits mais qui deviendront payants demain. Du reste, nous souhaiterions disposer de chiffres sur le sujet. Les débats nous permettront sans doute de préciser les choses.
Seront concernés les actes de notoriété constatant la possession d’état en matière de filiation, suppléant les actes d’état civil, ou le recueil de consentement en matière d’assistance médicale à la procréation, que vous envisagez de confier aux notaires. Quant à la délivrance des apostilles et des légalisations des actes publics français, actuellement confiée aux parquets généraux, il faudrait qu’elle soit transférée aux greffes si l’on veut qu’elle demeure gratuite. Au-delà de l’atteinte au principe de gratuité du service public, qui emporte des conséquences sur l’accès à la justice, la privatisation de ces services, confiée à des plateformes numériques peu sécurisées, affecterait la qualité des services rendus, loi du marché oblige.
Au-delà des garanties de compétence, de diligence, d’impartialité et d’indépendance offertes par l’institution judiciaire, c’est l’office même du juge, dans toutes ses dimensions, en particulier celle de la protection et du rétablissement des équilibres sociaux, symbolisée par la balance de la justice, qui pourrait être sacrifié sur l’autel de la rentabilité.
De même, le recours aux modes alternatifs de règlement des différends, notamment la médiation, semble une pièce maîtresse de votre réforme. S’il convient de ne pas rejeter en bloc et par principe de telles pratiques, elles ne sauraient servir de prétexte à la restriction de l’accès aux juges et ne pourraient suffire à colmater les insuffisances du service public. Tel est pourtant bien l’effet, si ce n’est l’objet, du projet de loi.
La médiation, c’est la justice sans juge. La médiation, c’est la justice en dehors de la règle de droit pourvu que l’ordre public soit respecté. La médiation, c’est la solution individuelle au détriment de la règle commune générale, abstraite et impersonnelle.
Qui devra payer le médiateur alors que l’office du juge est, par nature, gratuit ? Qui devra payer l’avocat lors de cette étape procédurale supplémentaire ? Dans quel état économique et psychologique se trouvera le justiciable en cas d’échec de la phase amiable préalable ? Que prévoit l’État en faveur de l’aide juridictionnelle, que vous refusez, pour le moment, d’élargir aux plus modestes, aux salariés percevant de faibles revenus, en cas de recours à cette phase amiable ?
En clair, nous soulignons le risque de l’affaiblissement de l’accès au juge, qui aboutit à transférer les charges de l’État vers le particulier et la régulation sociale de la sphère du pouvoir régalien de l’État à celle de l’intérêt privé.
Madame la garde des sceaux, chers collègues, même si tout, dans votre projet, semble conçu, réfléchi, organisé pour éviter de donner à la justice un budget à la hauteur de ses besoins, les parlementaires communistes proposeront des mesures correctives, en espérant qu’elles prospèrent dans le débat parlementaire. Je pense en particulier à l’amendement, auquel nous tenons beaucoup, relatif aux affaires de faible volumétrie et de haute technicité, qui tend à instaurer des garanties supplémentaires quant à la présence territoriale de nos tribunaux.
En attendant, nous vous proposons d’adopter cette motion de rejet préalable afin que soit réalisée, avec l’ensemble des acteurs concernés, une véritable étude d’impact de la réforme. Nous avons le sentiment, en effet, que l’adoption d’un tel projet de loi pourrait creuser les fractures territoriale et sociale en supprimant les tribunaux d’instance, en promouvant un numérique qui remplace le juge au lieu de l’assister, en concentrant, comme l’ont fait Raymond Poincaré ou Rachida Dati hier, la plus grande part du traitement des affaires dans les capitales départementales, en systématisant les jugements rendus sans audience ou sans juge. Ce faisant, on alimente la défiance, l’incompréhension, le renoncement et le sentiment d’abandon de nos concitoyens.
Les manifestations organisées par les gilets jaunes devraient inciter le Gouvernement à prêter attention à ces citoyens qui, en dehors de tout cadre constitué, expriment une désespérance et une colère qui peuvent fragiliser les principes fondamentaux de la République.
C’est parce que nous croyons en l’État qui protège, en la force symbolique d’une République présente partout et pour tous, que nous sommes profondément mobilisés aujourd’hui. En l’état de votre projet, il n’y aura pas de place pour tout le monde dans la balance de la justice, et c’est pourquoi nous vous proposons de le rejeter. (Applaudissements sur les bancs du groupe FI.)

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Sébastien
Jumel

Député de Seine-Maritime (6ème circonscription)

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