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Réhabilitation des fusillés pour l’exemple - Rapporteur

Rapporteur de la commission de la défense
Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État chargé des anciens combattants et de la mémoire, madame la présidente de la commission de la défense nationale et des forces armées, chers collègues, dans trois jours, le centenaire de la bataille de Verdun sera officiellement commémoré lors d’une cérémonie présidée par le Président de la République et la chancelière de la République fédérale d’Allemagne, dans la nécropole nationale de Fleury-devant-Douaumont.
La bataille de Verdun a coûté la vie à près de 300 000 soldats des deux camps, tandis que plus de 400 000 combattants furent blessés. Au terme des quatre années de la Première guerre mondiale, la France compte 1,3 million de tués ou de disparus. Aux soldats français morts au combat s’ajoutent ceux décédés ensuite, en raison de blessures, d’infections ou par gazage. Au total, 16,5 % des 7,8 millions de Français mobilisés sont morts, laissant 700 000 orphelins et 600 000 veuves. La France rurale subit une véritable saignée.
Parmi ces victimes de la Grande guerre, il y a ceux dont on ne veut pas parler, ceux qui ne méritent pas les honneurs de la patrie, ceux dont les familles ont dû se cacher pour porter le deuil : les fusillés pour l’exemple.
Eux aussi, pourtant, ont été pris dans l’enfer des tranchées, noyés sous le flux parfois incessant des tirs des « marmites » de l’artillerie lourde, meurtris dans leur chair, la faim au ventre, le froid agressant leurs corps. Ils se sont battus au nom de la France, pour la France, se levant de la terre avec pour seul horizon les barbelés adverses. Et parfois, épuisés par les combats, par l’attente, n’en pouvant plus d’être réduits à de la chair à canon, certains ont renoncé. Était-ce infamant ? Peut-être, parfois, mais la plupart du temps, non !
Ce n’était pas infamant de reculer de quelques dizaines de mètres, surpris par une attaque, pour mieux repartir au combat. Ce n’était pas infamant de ne pas sortir de sa tranchée, quand devant vos yeux s’amoncellent les corps de vos camarades tombés par vagues lors d’absurdes attaques. Ce n’était pas infamant de ne parler que corse ou breton et de ne pas être en mesure d’expliquer sa blessure.
Pourtant, nombre de soldats français sont morts sous les balles de leurs camarades pour de tels faits. Combien d’exécutés pour s’être égarés dans la confusion des combats, pour avoir été faussement accusés de s’être automutilés, pour avoir appliqué un ordre donné par un capitaine mort au combat et incapable de les défendre, pour avoir été tiré au sort, après avoir refusé une énième percée inutile et sanglante ?
Les histoires du soldat Lucien Bersot, exécuté pour ne pas avoir voulu porter le pantalon taché de sang d’un camarade mort au combat, ou du sous-lieutenant Chapelant, fusillé attaché à son brancard, sont les plus connues. Mais nombre d’ouvrages d’historiens racontent en détail les histoires de ces autres hommes morts, d’une manière ou d’une autre, en ayant défendu la patrie, au cri de « Vive la France ! ».
Le Parlement n’a pas pour mission de juger, et ce n’est pas la prétention de la présente proposition de loi. Aujourd’hui, il est simplement question de s’interroger sur la place que la nation souhaite réellement accorder à ces soldats au sein de sa mémoire. En déposant une proposition de loi visant à procéder à une réhabilitation des fusillés pour l’exemple de la Première guerre mondiale, les députés du groupe de la Gauche démocrate et républicaine poursuivent modestement le combat entamé dès les premiers mois de la Grande guerre par certains de nos illustres prédécesseurs, comme les députés Jean Parvy, Louis Andrieux, Jean-Baptiste Giray, Aristide Jobert ou Paul Meunier, qui s’exclamait à la tribune en 1916 : « Il faut en finir, messieurs, avec les crimes des conseils de guerre ».
Si l’on s’en tient aux chiffres publiés dans le rapport sur la question remis par Antoine Prost au Gouvernement en octobre 2013, on dénombre 56 exécutions pour faits d’espionnage, 53 pour crimes et délits de droit commun, 14 exécutions sommaires connues, et 618 fusillés pour manquement à la discipline militaire. C’est à ces derniers, et à ces derniers seulement, que la présente proposition de loi s’adresse.
Contrairement aux idées reçues, les mutins de 1917 sont loin de constituer la majorité des fusillés. En effet, au cours des dix-sept premiers mois de la guerre, d’août 1914 à fin décembre 1915, le général André Bach a recensé près de 500 exécutions. Inversement, alors que la plupart des historiens estiment que les mutineries de 1917 ont concerné 40 000 à 80 000 soldats, elles ne donnèrent lieu qu’à 27 exécutions. Les mutineries collectives ont donc été moins réprimées que les renoncements individuels.
En 1914, la justice militaire repose presque intégralement sur le code de justice militaire du 9 juin 1857, modifié par la loi du 18 mai 1875. Mais au début de la guerre, le Gouvernement est à Bordeaux, le Parlement ajourné, et les autorités politiques, effrayées par la perspective de la débâcle, encouragent le commandement militaire à se montrer répressif.
Adolphe Messimy, ministre de la guerre, écrit ainsi au généralissime Joffre, le 20 août 1914 : « Il vous appartient de prendre des mesures et de faire des exemples ». Avant même la fin de ce mois d’août 1914, le Gouvernement donne – par décret – carte blanche au commandement militaire.
En septembre sont institués des conseils de guerre spéciaux à trois juges – les cours martiales – qui peuvent juger suivant une procédure simplifiée et sans possibilité de recours. Ces cours martiales jugeront souvent « au petit bonheur, au tirage au sort » comme le dénonçait le 10 décembre 1915 à la tribune Jean Parvy, député de la Haute-Vienne.
Cette justice expéditive et parfois aveugle s’accompagne d’un processus d’humiliation et de dégradation. Le Parlement se réunit de nouveau, à compter de décembre 1914, et de nombreux députés retrouvent leur siège après avoir été mobilisés. Certains d’entre eux, témoins d’exécutions, s’emparent de ce qu’ils considèrent comme un scandale d’État ou, à tout le moins, une injustice.
Le député de l’Aube Paul Meunier, membre de la commission de la réforme judiciaire et de législation civile et criminelle, se lance en mars 1915 dans un combat en faveur d’une réforme de la justice militaire qui aboutira à la promulgation de la loi du 27 avril 1916 relative au fonctionnement et à la compétence des tribunaux militaires.
En juin 1917, lors de la répression des mutineries, Philippe Pétain obtient la suspension temporaire du recours pour les condamnés à mort. Pendant cinq semaines, 600 soldats sont condamnés à mort pour une trentaine d’exécutions.
Après cette date, le fonctionnement de la justice militaire ne connaît plus de transformation fondamentale et, face aux erreurs, quelques réhabilitations sont obtenues, alors même que le conflit se poursuit.
Au sortir de la guerre, les familles des fusillés doivent supporter la honte qui entoure la mort de leur époux, de leur fils, de leur frère. De multiples récits témoignent des humiliations, des demandes de déménagement, des curés refusant de sonner les cloches et des têtes se détournant.
Plusieurs lois d’amnistie ou instaurant des recours contre les condamnations prononcées durant la guerre sont adoptées et promulguées en 1919, en 1921, en 1924 et en 1928.
Surtout, le 9 mars 1932 est adoptée la loi créant une Cour spéciale de justice militaire, compétente pour réexaminer tous les jugements rendus par les conseils de guerre. Elle siégera entre 1933 et 1935 et permettra, notamment, la réhabilitation des caporaux de Souain et des fusillés de Flirey. Au total, une quarantaine de fusillés seront ainsi réhabilités dans l’entre-deux-guerres.
Par la suite, durant une cinquantaine d’années, la réhabilitation des fusillés fait moins débat. Finalement, en novembre 1998, à l’occasion d’un discours prononcé à Craonne lors des commémorations de l’armistice, le Premier ministre, Lionel Jospin, rend un hommage inédit aux fusillés pour l’exemple. Dix ans plus tard, le 11 novembre 2008, c’est au tour de Nicolas Sarkozy, Président de la République, de saluer la mémoire de tous les soldats de la Grande guerre, sans exception, y compris les fusillés.
Entre ces deux dates, de nombreux travaux d’historiens ont éclairé d’une lumière nouvelle la question des fusillés pour l’exemple. De nombreuses associations, comme Libre Pensée, l’Association républicaine des Anciens combattants – l’ARAC –, et la Ligue des droits de l’homme ont, animées d’un nouvel espoir, repris le combat.
Dans le même temps, de nombreux conseils municipaux, généraux et régionaux ont adopté des résolutions en faveur de la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple. Certaines communes ont pris l’initiative d’inscrire le nom de leurs fusillés au fronton des monuments aux morts.
Aujourd’hui, nombre de cadavres demeurent toutefois « dans le placard de la Grande guerre » selon les mots de l’historien Jean-Yves Le Naour. À la suite de la remise du rapport d’Antoine Prost, le Président de la République, François Hollande, a évoqué, le 7 novembre 2013, la mémoire de tous ceux qui furent passés par les armes. Il a, à cette occasion, annoncé qu’un espace serait consacré aux fusillés au sein du musée de l’Armée aux Invalides, en novembre 2014, et que les dossiers seraient publiés sur un site internet. Mais comment s’en satisfaire alors que le Canada, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni ont adopté, au cours des années 2000, des lois de pardon ou de réhabilitation ?
Face aux atermoiements du Gouvernement, il est de notre devoir, comme le firent nos prédécesseurs dès décembre 1914, de rendre hommage à ces soldats.
En exécutant de la sorte ses soldats, et en refusant d’affronter pleinement la question de leur souvenir, la nation s’est, en quelque sorte, infligée la flétrissure qu’elle entendait leur faire porter. Elle ne parvient toujours pas, aujourd’hui, à ôter ce kyste mémoriel.
C’est pour cette raison qu’il lui faut procéder à une réhabilitation collective et générale des fusillés et demander pardon à leurs descendants pour les avoir oubliés, stigmatisés et rejetés, alors même que, dans l’ensemble, ceux-ci ont pour la plupart combattu, brandissant leurs baïonnettes face à l’artillerie pour défendre la patrie.
C’est à ce prix que la nation cessera d’être hantée par Alphonse, Octave, Louis, Eugène, Paul, Émile, Lucien et les autres. C’est à ce prix que nous pourrons rendre justice à ceux ayant connu l’épreuve tragique de l’épée qui se baisse, du bruit fracassant des douze coups de fusil et du bruit mat des balles qui pénètrent dans les corps, du coup de grâce dans la tempe, de la parade devant le corps. (Applaudissements sur les bancs du groupe de la Gauche démocrate et républicaine.)

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Jean-Jacques
Candelier

Député du Nord (16ème circonscription)

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