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Science et progrès dans la République

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, nous sommes aujourd’hui conviés à l’examen de propositions de résolution déposées par des parlementaires issus de plusieurs groupes. Le groupe de la Gauche démocrate et républicaine n’a cependant pas souhaité s’y associer, et je crois utile d’éclairer notre assemblée sur les raisons pour lesquelles ce texte a fait débat au sein de notre groupe.
Nous partageons bien entendu nombre de ses constats. Il est vrai que la science est de plus en plus contestée et que l’opinion publique est de plus en plus perméable aux discours irrationnels entraînant un déficit d’image publique de la recherche scientifique. La distinction entre science et opinion s’efface au profit d’une forme de scepticisme généralisé.
Il est vrai que, avec internet et les réseaux sociaux, nos concitoyens se trouvent désormais soumis à un flux ininterrompu d’informations diffusées en vrac, dans la plus grande confusion. Cela ne facilite certes pas le travail de discernement ni le tri des informations pertinentes.
La parole scientifique n’est pas seule à en faire les frais. Toute parole est aujourd’hui dévaluée. Nous pourrions dire avec le philosophe Jacques Ellul, que « nous vivons dans un déluge de nouvelles, dans une explosion verbale ininterrompue. Tout parle tout le temps à tout le monde, et rien ne se dit. Dans ce flot sonore qui nous assaille et qui est fait de répétitions indéfinies, de curiosités vaines, de vide intérieur et intellectuel, aucune parole ne peut plus être vraiment parole. »
Dans ce contexte, il est effectivement indispensable et urgent d’apprendre, notamment aux plus jeunes, à écouter plutôt qu’à entendre, à raisonner, à argumenter et à exercer leur esprit critique. Il faut également les doter d’outils propres à leur permettre de distinguer et de hiérarchiser les savoirs, pour se prémunir contre toute forme d’endoctrinement et de sujétion idéologique.
À cette fin, il est évidemment crucial que tout un chacun puisse avoir accès à l’éventail le plus large possible de connaissances afin de disposer d’un cadre de compréhension du monde, d’être capable de peser la validité d’un raisonnement et de former son jugement. C’est une condition essentielle à l’exercice de la démocratie.
Il n’est pas douteux que l’enseignement des sciences a une place importante à jouer dans la formation du citoyen, ne serait-ce que parce que la science est porteuse de valeurs liées notamment à la connaissance elle-même, aux règles que les scientifiques se sont données : la non-contradiction, l’économie de pensée, l’adéquation de la théorie et de l’expérience.
Outre la diffusion des résultats et des méthodes scientifiques, il est indispensable de développer la recherche scientifique. Nous partageons là aussi le constat énoncé dans les considérants du texte. Les gouvernements successifs n’ont pas su consacrer les moyens budgétaires nécessaires à la recherche et à la diffusion des connaissances scientifiques.
Nous avons nous-mêmes appelé tout au long de cette législature à desserrer l’étau de l’austérité qui pénalise nos établissements universitaires et les organismes publics de recherche : précarité tous azimuts, emploi scientifique en berne, budgets des établissements universitaires en déficit, étudiants aux prises avec des difficultés économiques. Nous pourrions évoquer encore le temps perdu par tant de chercheurs à rechercher des financements.
Cette mise en déshérence du système public de recherche et d’enseignement supérieur place de fait notre pays dans une situation dangereuse pour l’avenir. Nous sommes encore trop loin des 3,5 milliards d’euros de budget, dont la communauté universitaire estime qu’ils permettraient de faire face aux défis de la connaissance et de la recherche. Et le secteur continue de détenir le triste record du taux le plus élevé de précarité dans la fonction publique.
En dépit de ces constats partagés, nous avons néanmoins le sentiment – je le dis au risque de vous choquer, chers collègues – que le texte que vous nous proposez est marqué par un excès de scientisme. Certes, vous vous en défendez en soulignant qu’il ne s’agit pas de verser dans un scientisme béat ou dans une croyance aveugle à l’innocuité des technologies. Les références appuyées à la philosophie des Lumières, dont vous souhaitez retrouver l’optimisme, et au développement de la modernité industrielle du XIXe siècle, font l’impasse sur le XXe siècle.
Or il n’est pas possible d’occulter les douloureuses expériences du XXe siècle, qui nourrissent encore aujourd’hui la suspicion quant aux vertus du progrès scientifique et technologique – même si chacun peut, bien évidemment, en mesurer aussi les bienfaits.
Les difficultés et contradictions nées des usages de la science et du développement technologique ont été habilement résumées par l’écrivain britannique Chesterton : « Quand nous prétendons vivre à l’âge de la machine, quand nous disons que la paix profonde dont nous jouissons, que le progrès universel, que ce bonheur infini, sans nuages, est dû à ce que nous sommes devenus les serviteurs de la machine, il semble que nous oublions quelque peu la douce présence de la timide mitrailleuse. »
Nous pourrions, sur un ton plus grave, citer encore les propos inoubliables de Camus dans l’éditorial de Combat, au lendemain d’Hiroshima : « Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner. »
Nous avons appris du XXe siècle que les découvertes scientifiques peuvent être mises au service d’une soif de destruction, de projets insensés menaçant directement l’avenir de l’humanité. « Il va falloir choisir, disait Camus, toujours le 8 août 1945, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. »
Voilà qui nous mène au constat que sciences et progrès ne marchent pas nécessairement du même pas.
Ce n’est pas la connaissance scientifique que nos concitoyens contestent aujourd’hui le plus, ni les progrès objectifs que la science permet, mais plutôt ses utilisations techniques litigieuses, fruit de décisions politiques, industrielles et économiques.
Si nos concitoyens regardent parfois avec défiance l’expertise scientifique, c’est que celle-ci peut être un instrument bureaucratique au service d’intérêts étrangers à la recherche du bien commun.
En outre, la science n’est pas neutre et les querelles scientifiques n’échappent pas non plus à l’instrumentalisation : que l’on songe aux intérêts que servent les scientifiques qui continuent d’alimenter de vaines polémiques sur la réalité du réchauffement climatique.
La dévaluation des savoirs scientifiques dans l’opinion publique procède de ce type de compromissions.
Si l’utilisation des organismes génétiquement modifiés, des nanotechnologies ou de l’énergie atomique sont jugées sévèrement par certains de nos concitoyens, c’est avant tout parce que ceux-ci pensent que leur utilisation ne répond pas toujours au légitime souci d’améliorer le sort ou les conditions de vie de chacun. « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, disait George Orwell, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains. »
L’attitude d’Orwell est légitime et partagée par beaucoup, qui se méfient moins de la science et des techniques que de la démesure et de l’irresponsabilité assumée des détenteurs du pouvoir économique.
Il faut nous en convaincre : la science n’est pas seulement une quête désintéressée de la connaissance. Le savoir scientifique et le progrès technologique sont étroitement dépendants de pouvoirs économiques et politiques. Ce sont ces pouvoirs qui font aujourd’hui l’objet d’une défiance croissante.
Pour bien faire, il faudrait que la controverse scientifique soit protégée des influences politico-financières, puis exposée honnêtement et clairement aux citoyens. Cela nous prémunirait de certaines dérives préoccupantes. Je pense à la contestation de l’utilité de la vaccination ou à la destruction de parcelles d’OGM plantées par des chercheurs de l’Institut national de la recherche agronomique dans le cadre de leurs travaux de recherche, pour ne prendre que ces exemples.
Sans expertise publique, sans données de la recherche, on ne peut en effet pas débattre, on ne peut pas faire vivre la démocratie scientifique.
Nous devons donc encourager l’information et la participation citoyenne, l’appropriation collective des connaissances scientifiques. La communauté des citoyens fournit au chercheur les moyens matériels de sa recherche pour faire progresser la connaissance. Le scientifique doit accepter de faire le parcours inverse et de participer lui-même très directement au processus de dissémination des savoirs.
Permettez-moi de citer ce que disait Édouard Brézin, le 9 janvier 2007, dans son discours de fin de présidence de l’Académie des sciences : « Il nous appartient donc de mettre en œuvre tout le pouvoir de conviction que nous donnent notre indépendance et nos compétences pour énoncer les mesures qui permettront de favoriser dans notre pays l’épanouissement de la société intellectuellement et matériellement développée dont celui-ci a besoin. Nous devons à nos concitoyens de nous faire entendre quel que soit le sort réservé à nos prises de position. »
Au-delà des convergences que nous avons, qui sont importantes, le texte que vous nous proposez développe une approche que nous ne partageons pas : il donne le sentiment – du moins à plusieurs membres de mon groupe – de vouloir affirmer le rôle de l’expertise bureaucratique pour mieux asseoir les prétentions des pouvoirs politiques et économiques à clore toute polémique.
Si l’expertise doit avoir toute sa part dans le débat démocratique, elle ne peut prétendre s’y substituer. Si les conclusions scientifiques d’une expertise peuvent être justes, elles peuvent aussi être déformées, tronquées ou insuffisantes. Elles traduisent certes un état des connaissances, mais un état des connaissances partiel et transitoire.
La science ne saurait non plus circonscrire les domaines du juste et du souhaitable. Un champ d’éoliennes ou un aéroport peuvent répondre parfaitement à toutes les préconisations techniques, tout en détruisant pourtant un paysage et en détériorant la qualité de vie des habitants.
À nos yeux, c’est aussi la grandeur de la République d’honorer dans le débat démocratique ce qui échappe au règne de l’efficacité et de l’utilité, ou encore à ce que la science peut quantifier.
C’est en raison des ambiguïtés de cette proposition de résolution que nous ne pouvons approuver intégralement son texte.
Cependant, au regard des enjeux qu’elle exprime, nous ne nous y opposerons évidemment pas. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.)

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André
Chassaigne

Président de groupe
Député du Puy-de-Dôme (5ème circonscription)

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