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Secret des affaires - CMP

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, chers collègues, c’est avec une certaine gravité et avec responsabilité que je présente une motion de rejet préalable sur la proposition de loi relative à la protection du secret des affaires, en m’exprimant au nom des députés communistes, mais aussi de tous ceux qui se sont mobilisés contre cette initiative rétrograde. Je me fais le porte-voix d’une mobilisation citoyenne inédite : alors qu’une pétition a réuni plus de 500 000 signatures, des associations de tous horizons sont vent debout contre un projet qui présente un risque liberticide ; des journalistes, des lanceurs d’alerte, des syndicalistes, des citoyens sont préoccupés, inquiets et même choqués par ce recul inédit de la liberté d’informer ; des manifestations à Paris et en province témoignent d’une mobilisation pour le moins inhabituelle.
Pourtant, à la contestation légitime, vous opposez la brutalité du silence et la brutalité de la méthode. Aux interrogations et aux inquiétudes, vous opposez un texte bancal aux conséquences insoupçonnées. Cette motion est l’une des dernières armes qu’il nous reste pour barrer la route au secret des affaires dans notre pays. Telle est la conséquence de l’accord, conclu en commission mixte paritaire, entre les parlementaires des groupes Les Républicains et La République en marche. Observons au passage que la même alliance s’est faite hier sur la réforme de la SNCF – il y a parfois des majorités d’idées qui en disent plus long que les majorités politiques…
Cet incroyable accord entre forces conservatrices tente ainsi de sceller le sort d’un texte empreint d’opacité, depuis sa genèse jusqu’à sa conclusion – l’opacité pour un texte relatif au « secret des affaires » : la boucle est bouclée.
L’opacité a été présente dès l’origine avec, à la manœuvre, la Commission européenne et sa proposition de directive.
Selon l’argument mis en avant, les grandes entreprises européennes et les PME feraient l’objet d’un pillage industriel de la part des concurrents internationaux ; les secrets industriels et commerciaux seraient détournés. Dès lors, il faudrait apporter une protection à ces entreprises, de manière harmonisée sur l’ensemble du territoire européen pour protéger notre souveraineté économique, l’emploi et la compétitivité.
Tout cet argumentaire, tous ces éléments de langage ont volé en éclat après les révélations de l’ONG Corporate Europe Observatory, montrant que la Commission européenne avait moins agi conformément à ces motivations somme toute louables, qu’à la suite d’un lobbying intense des grandes sociétés multinationales. Le résultat est très clair : la proposition de directive sur le secret des affaires conduit effectivement à protéger les données internes des entreprises, conformément aux vœux exprimés par la Commission européenne ; mais le niveau de protection accordé est tel qu’il vient porter atteinte à la liberté d’expression, au droit à l’information du public et, en clair, à l’intérêt général.
Le vote de cette directive par le Parlement européen, il y a deux ans, s’était fait sur fond de vives contestations et d’une puissante mobilisation citoyenne transnationale. Puis, quand est venu le temps de la transposer, l’opacité a repris ses droits. Tout d’abord, cette transposition fait l’objet d’une proposition de loi. C’est là un fait tout aussi singulier que baroque ! Il est en effet de coutume de transposer les directives par le biais de projets de loi. Quelle différence, me direz-vous ? Une proposition de loi permet d’échapper à l’obligation de réaliser une étude d’impact, dont le contenu aurait pu être embarrassant. Or sans étude d’impact, il est impossible pour les parlementaires que nous sommes de prendre position en toute connaissance de cause. C’est une couleuvre bien difficile à avaler pour quiconque est attaché à la démocratie et aux libertés dans notre pays.
Autre ficelle grossière, le recours à la procédure accélérée : en plus d’avoir à se prononcer sans étude d’impact, le Parlement doit légiférer dans des délais très courts. Au moment où la majorité prône un renforcement de la capacité d’évaluation du Parlement, un tel procédé nous fait tristement sourire. Décidément, les grandes puissances ont trouvé dans cet exécutif et cette majorité une oreille pour le moins attentive. C’est bien le fil rouge de la première année de cette législature. Après une loi travail « XXL » largement inspirée par le MEDEF, une loi de finances venue répondre au soutien apporté par le premier cercle, la loi agriculture et alimentation, où l’on a pu reconnaître la patte de l’industrie agroalimentaire, le projet de loi sur l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, où l’influence de certains lobbys s’est notamment traduite par un recul manifeste de l’accès au logement pour les personnes handicapées, c’est maintenant la directive sur le secret des affaires qu’il convient de transposer en catimini, hors de tout débat, à l’abri de la lumière, en cachette, et le plus vite possible.
L’impréparation et la précipitation qui ont présidé à ces travaux ont naturellement rejailli sur le cœur du texte, sur lequel je souhaiterais désormais m’attarder. Cette proposition de loi, mes chers collègues, est aujourd’hui profondément bancale et ses conséquences, tout à fait incertaines.
Sur le fond, que l’on s’interroge sur l’efficacité de la régulation actuelle face à l’espionnage industriel nous paraît légitime, nous l’avons dit. Et nous sommes disposés à engager un débat sur ce point. Mais le droit positif offre déjà des garanties aux entreprises, qui peuvent faire valoir leurs droits dès qu’elles s’estiment lésées par un préjudice. Le droit de la propriété intellectuelle, le droit commercial ou le droit des contrats permettent déjà de protéger l’innovation et la création.
Mais, avec cette proposition de loi, la protection va bien au-delà. Le champ des informations protégées par le secret des affaires, défini par les premiers alinéas de l’article 1er, est extrêmement large et ses contours sont particulièrement imprécis. Par conséquent, le spectre des informations protégées est si vaste que presque n’importe quelle information interne à une entreprise pourra être protégée par le secret des affaires.
Le secret est donc érigé en principe. L’obtention, la détention et la divulgation d’informations relatives aux pratiques fiscales, environnementales et sociales dangereuses pour la société relèveront de l’exception, puisqu’elles pourront donner lieu à des poursuites judiciaires menées par les entreprises qui s’estimeraient lésées.
Le rapporteur tente de nous présenter la définition finalement retenue par la CMP comme un progrès. Il est vrai que le Sénat était allé encore plus loin dans la définition du champ d’application de la proposition de loi, mais il est difficile de se réjouir quand le moins pire s’impose au pire.
La définition finalement retenue symbolise bien les déséquilibres de cette proposition de loi. Elle est la source de la large contestation de toutes celles et tous ceux attachés à la liberté d’informer, conscients que l’opacité deviendra la règle et la transparence, l’exception. Les critiques portent également sur la faiblesse des dispositions prévues à la section intitulée « Des exceptions à la protection du secret des affaires », que l’on ne peut comparer, en termes de force de frappe, avec celles qui assurent la protection de ce secret. Notre crainte est de voir ce texte agir comme une arme de dissuasion massive contre quiconque serait tenté de révéler des informations internes. Les entreprises auront les coudées plus franches dès lors qu’elles s’estimeront lésées : en plus de dissuader, votre proposition leur permettra d’engager des procédures devant les tribunaux, de multiplier les recours et donc de faire pression sur la personne qui aura contrevenu à ses dispositions. En quelque sorte, ce texte légalise le harcèlement judiciaire à l’encontre de tous les lanceurs d’alerte qui tentent d’informer légitimement l’opinion. Il leur reviendra désormais de supporter la charge de la preuve et de prouver qu’ils ont agi de bonne foi et dans le cadre restrictif que vous avez défini.
Compte tenu des mesures rétrogrades de cette proposition de loi, il nous apparaît irrespectueux, voire hypocrite, de rendre hommage aux lanceurs d’alerte et de verser des larmes de crocodile sur leur sort tout en leur mettant des bâtons dans les roues. Mes chers collègues, derrière chaque alerte, il y a un lanceur ou une lanceuse d’alerte, il y a une personne. Lancer l’alerte, c’est bien souvent s’engager sur un chemin périlleux à la conclusion incertaine, c’est entamer une traversée du désert. Lancer l’alerte, c’est mettre en risque sa vie professionnelle mais aussi sa vie personnelle, sa famille, ses proches, ses enfants. C’est faire face à la pression, aux recours, à la puissance juridique et financière de l’autre partie.
Dans le cadre de notre proposition de loi sur les paradis fiscaux, défendue en mars dernier dans l’hémicycle, nous avions rencontré l’un des lanceurs d’alerte de l’affaire UBS. Son témoignage fut poignant, appelant notre attention sur les difficultés auxquelles il a dû faire face, ainsi que sur les obstacles encore nombreux que les lanceurs d’alerte doivent encore affronter aujourd’hui : isolement, tensions, crainte pour la sécurité, manque d’appui financier et juridique de la part de la puissance publique. Nous le disons sans détour : la loi Sapin 2 a été une avancée notable, définissant un cadre novateur mais cette protection que la nation doit accorder à toutes celles et tous ceux qui agissent pour le bien commun est encore insuffisante.
Alors que ce texte s’apprête à être voté, je veux avoir une pensée particulière pour Nicole-Marie Meyer, Irène Frachon, Antoine Deltour, Hervé Falcini, Olivier Thérondel et tous les autres qui ont beaucoup sacrifié et souvent beaucoup perdu, et dont les rédacteurs de cette loi auraient dû s’inspirer plutôt que de céder aux sirènes des lobbies. Je veux aussi avoir une pensée pour toutes les associations qui organisent leur défense – tel le collectif MetaMorphosis qui développe un outil citoyen d’accompagnement des lanceurs d’alerte et d’information du grand public, et dont je souhaite relayer l’action. Je veux avoir une pensée pour toutes les ONG qui se sont regroupées dans le collectif « Stop secret des affaires », qui se battent aujourd’hui pour que l’intérêt particulier de quelques-uns n’impose pas la loi du silence à tous les autres, et je voudrais relayer auprès de vous leur ultime interpellation du Président de la République, hier dans les colonnes de Libération. Mes chers collègues, allez-vous vraiment, malgré tous les appels de la société civile, malgré l’unanimité des salles de rédaction, nous laisser aller en marche vers la censure ?
En tout état de cause, cette proposition de loi va à rebours de tous ces combats mus par l’intérêt général qui devrait animer le politique. Elle s’apparente à une réaction d’autodéfense du système face à un mouvement juste et légitime de la société vers plus de transparence. Les citoyens demandent des comptes à l’ensemble des acteurs ayant une responsabilité sociale : les élus, les acteurs publics, mais aussi les entreprises, au premier rang desquels les sociétés multinationales. À juste titre, leurs pratiques sont désormais scrutées, étant donné leur impact sur le monde qui nous entoure. Les décideurs publics tentent ici ou là d’accompagner ce mouvement, mais en l’espèce, le système, conscient que ses intérêts fondamentaux sont en jeu, se défend et tente d’ériger une digue, un mur derrière lequel il pourrait se réfugier, à l’abri du regard des citoyens, des journalistes, des politiques, des chercheurs et des syndicalistes.
Pour ces raisons, considérant l’impréparation et les incertitudes de cette proposition de loi, considérant le recours autoritaire à la procédure accélérée, considérant l’absence d’étude d’impact sur un enjeu aussi fondamental, considérant les mesures rétrogrades qui sont ici proposées, considérant les menaces que ce projet fait peser sur la liberté, la démocratie et nos droits fondamentaux, je vous demande de voter cette motion de rejet préalable. (Applaudissements sur les bancs des groupes GDR et FI. – Mme Delphine Batho et M. Dominique Potier applaudissent également.)

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Stéphane
Peu

Député de Seine-Saint-Denis (2ème circonscription)

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