Interventions

Discussions générales

Sanction de la violation du secret des affaires

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Brard, pour le groupe de la Gauche démocrate et républicaine.
M. Jean-Pierre Brard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous examinons ce soir un texte cher à son auteur et rapporteur, Bernard Carayon. Je ne suis pas sûr qu’il mérite toutes les louanges dont il a été l’objet.
M. Yves Nicolin. Si !
M. Jean-Pierre Brard. On était un peu sur le mode : « passe-moi le séné, je te passe la rhubarbe ».
Bernard Carayon milite depuis des années pour la reconnaissance du droit au respect du secret des affaires et la sanction de sa violation.
Le renforcement de la protection juridique de nos grandes entreprises est un enjeu d’intérêt général, en particulier face à ceux de leurs concurrents qui instrumentalisent le droit ou les procédures juridictionnelles à des fins déloyales ou dans les cas cités où d’anciens dirigeants et salariés indélicats tentent de vendre des données sensibles au plus offrant.
Faut-il créer une infraction spécifique aux contours aussi larges, au risque de porter atteinte au droit à l’information ? C’est là que réside notre principal point de désaccord avec vous.
Pour être plus clair, monsieur le rapporteur, s’agit-il de protéger M. Carlos Ghosn, qui en toute impunité jette aux chiens l’honneur de trois de ses salariés dans une rocambolesque affaire d’espionnage digne d’un mauvais feuilleton américain ?
Vous fondez une grande partie de votre argumentaire sur les insuffisances de notre législation et les lacunes de la jurisprudence en matière de protection du patrimoine immatériel des entreprises. Il faut pour le moins nuancer ce constat. Nous disposons d’ores et déjà d’un arsenal juridique conséquent et la jurisprudence s’est considérablement assouplie depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 2008, dans lequel « est reconnu le vol d’information indépendamment du vol de son support ».
De plus, de nombreuses dispositions pénales protègent un large spectre d’informations, qu’il s’agisse d’un secret de fabrication breveté, du secret professionnel, de l’intrusion dans un système informatique ou même de l’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation.
Les tribunaux font surtout fréquemment usage en la matière de la qualification d’abus de confiance, qui consiste « dans le détournement ou la dissipation, frauduleusement commise, de choses remises au délinquant, à charge pour lui de les rendre ou représenter ou d’en faire un emploi déterminé ».
Là où vous voyez le verre à moitié vide et soulignez à l’excès les insuffisances de notre législation, nous le voyons pour notre part aux trois quarts plein.
Quel dommage, monsieur le rapporteur, que vous ne fassiez preuve du même entrain et du même enthousiasme pour combattre les paradis fiscaux…
M. Bernard Carayon, rapporteur. Lisez donc mes livres !
M. Jean-Pierre Brard. …ou pour rattraper les délocalisés fiscaux comme Yannick Noah, Alain Delon, Sébastien Loeb ou Charles Aznavour...
M. Bernard Carayon, rapporteur. C’est une vraie marotte !
M. Jean-Pierre Brard. Ce n’est pas une marotte mais la réalité ! Je sens bien, à force, que j’égratigne vos chastes oreilles dès lors qu’il s’agit de dénoncer les voleurs. Mais il faut appeler un chat un chat. Alors que tous les citoyens doivent payer l’impôt, certains s’en dispensent.
Je reviens à notre sujet. Les cas de divulgation d’informations ou renseignements non couverts par l’arsenal juridique existant sont en pratique très peu nombreux : on nous parle d’un millier de cas, mais sans nous en donner le détail. Il aurait été en tout état de cause parfaitement envisageable de remédier à ces lacunes par un toilettage à la marge des dispositions en vigueur.
Vous avez privilégié la création d’une nouvelle infraction pénale visant à sanctionner l’atteinte au secret des informations protégées à caractère économique, dont vous proposez une définition particulièrement large puisqu’il s’agit selon vous des « procédés, objets, documents, données ou fichiers, de nature commerciale, industrielle, scientifique, technique ou stratégique (...) dont la divulgation serait de nature à porter gravement atteinte aux intérêts de l’entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique et technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle ».
Nous ne sommes pas certains qu’il soit nécessaire de faire usage d’une massue pour occire un moustique et nous ne pouvons nous défendre du sentiment que vous tirez aujourd’hui argument des quelques lacunes de notre droit pour tenter, en réalité, de sanctuariser le secret des affaires et lui donner la valeur d’un principe fondamental.
Or c’est bien là que gît pour nous la difficulté.
En vous écoutant tout à l’heure, monsieur Carayon, et en entendant le ministre vous tresser des lauriers, je me disais que, pourtant, Noël était passé…
M. Christian Jacob. Faites attention, le Père Noël va bientôt revenir ! (Sourires.)
M. Jean-Pierre Brard. …et que les contes d’Alice au Pays des Merveilles n’étaient plus d’actualité. Et quand nous assistons à un tel échange de politesses, vous savez bien, monsieur Jacob, vous qui êtes un vieux routier plein d’expérience, que c’est immédiatement suspect : la mariée est trop belle pour qu’il n’y ait pas un défaut quelque part.
Nous savons en effet que s’opère en droit européen un rapprochement de plus en plus fréquent entre le secret des affaires, reconnu par la charte des droits fondamentaux, et le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme.
C’est ainsi que la Cour européenne – par ailleurs suppôt du libéralisme et du droit anglo-saxon plus que de la transparence et de la justice sociale – a pu explicitement souligner, dans un arrêt de 2003, que « la vie privée peut s’étendre aux activités professionnelles et commerciales ». On en perçoit bien les dérapages possibles : pour dissimuler le secret des affaires, on mettra en avant le secret de la vie privée. On sait qu’il s’agira par là de protéger les intérêts des privilégiés.
Il nous paraît excessivement dangereux qu’une personne morale puisse se prévaloir du droit au respect de la vie privée en dehors des actes soumis à publicité légale. C’est particulièrement vrai pour les grands groupes dont le poids économique ou l’importance stratégique interdit de considérer qu’ils pourraient seuls décider du périmètre de leur obligation d’information.
Quand on constate de quelle manière ces grands groupes – et vous êtes bien placé pour le savoir, monsieur le ministre –, ces grands capitaines d’industrie qui ne doivent ce qu’ils sont qu’au manque de vigilance des pouvoirs publics, ne respectent pas l’État, on perçoit bien le mésusage qu’ils pourraient faire de votre texte.
Le droit de savoir et la manifestation de la vérité ne sont pas moins des principes fondamentaux que le respect du secret des affaires.
Curieusement, c’est la logique inverse qui doit selon vous primer dans le droit des affaires. Priorité est accordée au droit des entreprises personnes morales sur le droit à l’information. Les quelques garanties auxquelles vous consentez ne sont guère que les exceptions à un principe de portée générale qui affirme le droit à la vie privée des entreprises.
Nous sommes donc légitimement inquiets.
Vos mesures ne risquent-elles pas de modifier le périmètre des informations que les membres du comité d’entreprise ou les représentants syndicaux seront autorisés à diffuser dans l’intérêt des salariés qu’ils représentent et auxquels ils doivent pouvoir rendre compte ? Vous n’apportez sur ce point aucune réponse convaincante, monsieur le rapporteur. Le droit à l’information des salariés ne fait l’objet dans votre texte d’aucune mesure de protection spécifique alors qu’ils sont en première ligne pour révéler les scandales du monde des affaires.
Par ailleurs, la commission a ajouté le secret des affaires à la liste des secrets figurant au dernier alinéa de l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Cette modification permettra à toute personne poursuivie pour diffamation de produire pour sa défense des pièces couvertes par le secret des affaires afin de prouver sa bonne foi ou la vérité des faits diffamatoires, sans courir le risque d’être condamnée pour recel. Nous doutons qu’une telle mesure soit suffisante pour garantir le secret des sources des journalistes et l’information du public. Nous aimerions que vous dissipiez tout malentendu sur ce point. Et peut-être devriez-vous consulter, au préalable, M. Guéant ou M. Squarcini…
Si nous pouvons approuver vos propositions en matière de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles déloyales, nous sommes réservés et même hostiles à la reconnaissance d’un droit de portée générale au secret des affaires des entreprises.
Il y a donc, si j’ose, dire, monsieur Carayon, à boire et à manger dans votre rapport. C’est pourquoi les députés de mon groupe s’abstiendront et, monsieur Hunault, sachez que l’abstention ne vaut pas consensus. Nos collègues du groupe SRC ont également annoncé leur abstention. Je sens bien, certes, qu’en fin de législature vous souhaitez que nous nous embrassions tous mais nous défendons des positions tellement différentes sur tant de sujets ! Au reste, les Français seront appelés à nous départager, au printemps prochain, pour choisir des projets de société conformes à la vision, aux ambitions que nous avons pour notre peuple.

Imprimer cet article

Jean-Pierre
Brard

Voir cette intervention sur le site de l'Assemblée Nationale

Sur le même sujet

Lois

A la Une

Thématiques :

Pouvoir d’achat Affaires économiques Lois Finances Développement durable Affaires sociales Défense nationale Affaires étrangères Voir toutes les thématiques