Interventions

Evaluation et contrôle du Gouvernement

Débat sur les allégements de la fiscalité au profit du capital et des entreprises

Il y a effectivement, à nos yeux, deux projets de société qui s’affrontent : les uns privilégient la libération du capital et s’attaquent à l’impôt de manière générale, comme cela vient d’être exposé ; les autres défendent le principe de l’impôt, de sa redistribution, de sa justesse, et le fait qu’il permet de vivre en collectivité.

Chaque fois que ce sujet est abordé, j’aime rappeler deux citations. Pour Reginald Appleby, fondateur aux Bermudes d’un cabinet d’avocats qui fut en partie à l’origine du scandale des Paradise papers, l’impôt sur le revenu était « l’ultime raffinement de la torture humaine, auquel il faut s’opposer à tout prix ». Son contemporain Henry Morgenthau, secrétaire au Trésor sous la présidence de Roosevelt, disait : « Les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée. Trop de citoyens veulent la civilisation au rabais. »

On voit bien que ces deux projets de société continuent de s’affronter aujourd’hui. Nous, députés, membres de la commission des finances, constatons que jamais un gouvernement n’avait autant que celui-ci exonéré d’impôts à la fois le capital, les plus riches et les multinationales, sous diverses formes. Les comptes que nous avons faits montrent qu’en additionnant le coût des allégements, la baisse de l’IS pour les multinationales, la flat tax, la suppression de l’ISF, la suppression de la taxe sur les dividendes et le CICE, 186,4 milliards d’euros d’allégements, de cadeaux, d’exonérations auront été accordés en cinq ans au capital, aux multinationales et aux plus riches. Ce sont 186 milliards de cadeaux fiscaux !

Ma question, qui rebondit sur les derniers mots de M. Sterdyniak, est donc la suivante : avez-vous des chiffres précis qui prouvent que cette baisse de la fiscalité des « premiers de cordée » a permis le ruissellement promis par le Président de la République ?

M. le président. La parole est à M. Fabrice Lenglart, Inspecteur général de l’INSEE, Président du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital.

Vous aurez compris qu’au moment où nous écrivions le premier rapport du comité d’évaluation, l’évaluation ex post de ces mesures n’était tout simplement pas encore possible. En revanche, vous trouverez une revue de littérature économique consacrée au sujet, à la fois d’un point de vue théorique et sous la forme d’études empiriques portant sur des réformes de la fiscalité du capital menées de par le monde.

Les principaux enseignements de cette littérature ne s’appliquent pas forcément au cas concret qui nous occupe, mais enfin, ils sont intéressants. Le premier de ces enseignements est qu’il est normal, en théorie, que le capital soit taxé. Les économistes sont unanimes sur ce point. L’impôt doit en effet s’appliquer en fonction des capacités contributives de chacun, et ces capacités ne sont pas déterminées uniquement par le revenu, mais également par le patrimoine.

Le deuxième enseignement est qu’il y a plusieurs façons de taxer le capital : d’une part l’IS (impôt sur les sociétés), d’autre part toute une série de taxations du capital des ménages, soit par la détention de patrimoine, soit par les revenus de ce patrimoine, soit par les successions. En considérant, toujours d’un point de vue théorique, les effets de tel ou tel outil de taxation du capital, on constate que les conséquences ne sont pas forcément les mêmes. Les papiers empiriques publiés dans des revues scientifiques à comité de lecture font apparaître, quant à eux, que l’IS est en effet exposé à une concurrence internationale. Néanmoins, dans un certain nombre de pays où le taux d’IS diffère d’une région à l’autre, une baisse de ce taux peut avoir sur le territoire concerné un effet positif en termes d’investissement, de demande de travail par les entreprises, donc d’emploi, et de salaire. Un certain nombre d’études le disent.

S’agissant de la taxation des ménages, les résultats empiriques dont nous disposons sont beaucoup plus contrastés. Dans un certain nombre de cas, taxer le patrimoine ou le capital détenu par les ménages influe sur la distribution de ce patrimoine et diminue donc les inégalités patrimoniales dans la durée. En revanche, aucune étude, en tout cas dans la revue de littérature économique que nous avons faite, n’a permis à ce jour de démontrer qu’abaisser la taxation du patrimoine en matière de fiscalité des ménages produirait un effet visible sur l’investissement ou sur l’emploi.

M. le président. La parole est à M. Vincent Drezet, ancien secrétaire général du syndicat Solidaires finances publiques.

M. Vincent Drezet. Les objectifs historiques de l’impôt sont le financement de l’action publique, la réduction des inégalités et l’incitation. C’est à ce dernier objectif qu’il faut s’intéresser. Il y a sans doute un manque historique d’évaluation, notamment des dispositifs dérogatoires.

Je me souviens d’un rapport de 2008 de la commission des finances de l’Assemblée qui posait pour la première fois la question de l’impact des niches fiscales sur le taux effectif d’imposition, mais aussi sur les effets attendus. Tous les éléments que je pourrais livrer au débat montrent en effet, monsieur Lenglart, la même chose : on ne peut pas mesurer, ou du moins la mesure ne fait apparaître que très peu d’effets en termes d’emplois créés ou sauvegardés, ou, par exemple, en termes d’investissements. Parfois même, on peut le dire, ces études laissent percer, in fine, une réelle critique.

Il y a les comités d’évaluation du CICE : ils ont montré qu’avec au mieux 60 000 à 120 000 emplois créés ou sauvegardés pour un coût, une créance sur l’État, d’environ 20 milliards d’euros, le CICE n’avait pas eu d’impact réel. Tout cela est donc sujet à caution. Il y a, comme je l’ai dit tout à l’heure, les rapports de la Cour des comptes : le dernier en date, celui d’octobre 2019, révèle que les fameuses niches sociales sont montées à 90 milliards depuis la transformation du CICE en allégement de cotisations sociales. Pour autant, elles n’ont pas d’impact avéré sur la création d’emplois. Quelques années plus tôt, la Cour des comptes avait également déploré le coût du CIR et son peu ou pas d’efficacité.

En élargissant un peu le spectre, on voit que des marges de manœuvre nationales existent. Je rappelle que le poids de l’IS rapporté au PIB est largement inférieur à la moyenne de l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, même lorsqu’on se situe en économie ouverte et que l’on considère l’environnement. Il existe donc des éléments qui attestent que ces mesures n’ont pas été efficaces, ou très peu.

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