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Organisation de la médecine du travail : motion de renvoi en commission

M. Roland Muzeau. Pour lever toute ambiguïté sur le sens de notre motion de renvoi en commission, je tiens dès à présent à indiquer que les députés communistes, républicains et du parti de gauche considèrent qu’il est urgent et nécessaire d’agir pour donner aux professionnels que sont les médecins du travail le pouvoir d’agir en toute indépendance sur le travail lui-même et son organisation trop souvent pathogène pour les salariés.
Si le statu quo n’est plus tenable, la réforme, aussi attendue soit-elle, ne saurait justifier n’importe quel compromis sur l’épineuse question de la gouvernance. Elle ne saurait pas plus justifier que soit évacué de ce débat tout questionnement sur l’impact de la réforme envisagée des services de santé au travail, que ce soit sur la santé des salariés, sur les fondements mêmes de la médecine du travail et sur les conditions de son exercice mais aussi sur la responsabilité des employeurs en matière de gestion des risques.
Nous ne pensons pas qu’en l’état actuel cette proposition de loi permette de sortir les services de santé au travail interentreprises de la mainmise patronale locale, marquée par une gestion comptable à courte vue des risques professionnels. Ce faisant, elle passe à côté de l’objectif qui lui est pourtant officiellement assigné, à savoir l’inscription, au-delà des mots, de la santé au travail dans le cadre général de la politique de santé publique.
Voilà rapidement brossées les raisons pour lesquelles nous exprimons notre opposition non à toute réforme mais à cette réforme, que nous tenterons de corriger par l’intermédiaire d’une quarantaine d’amendements.
Indiscutablement, en matière de santé au travail les besoins à satisfaire sont encore immenses. Ainsi, trop de salariés, du fait de leur statut précaire et hybride, échappent à tout suivi.
M. Guy Lefrand, rapporteur. Nous répondons justement à ce problème.
M. Roland Muzeau. Beaucoup reste à faire comme en témoigne la plupart des indices de santé au travail mesurant la dégradation de l’état de santé des salariés, les différences d’espérance de vie persistantes entre catégories socioprofessionnelles et entre hommes et femmes.
Indépendamment des polémiques sur la sous-déclaration et la sous-reconnaissance des maladies professionnelles, sur les tentatives de manipulation permanente des tableaux, les accidents du travail stagnent à un trop haut niveau. Quant aux maladies professionnelles qui ont plus que quintuplé en dix ans, elles ont augmenté de plus 5,1 % en 2009, frôlant la barre de 45 500 cas indemnisés.
Les troubles musculo-squelettiques, marqueurs de la pénibilité au travail, en cause dans plus de 80 % des maladies professionnelles, ont quant à eux progressé de plus de 7,2 %. Le nombre de victimes de cancers professionnels est lui aussi en forte hausse.
La mission d’information sur les risques psychosociaux n’a pu que constater l’émergence de ces nouveaux risques avec des pathologies liées aux mutations du travail, responsables de la moitié des arrêts de travail de courte durée. L’organisation du travail très agressive, les réorganisations ultra-rapides, les restructurations permanentes, la charge de travail croissante des salariés, les modes violents de management, conséquences de la mondialisation financiarisée de notre économie post- industrielle, mettent à mal la santé voire la vie des salariés et confrontent les médecins à de nouvelles problématiques, sans compter les enjeux du maintien dans l’emploi des quinquagénaires et de la pénibilité au travail.
En avril dernier, le Conseil d’orientation des conditions de travail a de nouveau dressé un triste état des lieux de la santé et de la sécurité au travail tout en soulignant l’insuffisance de l’activité sur les conditions de travail, dites de tiers-temps, que les services de santé au travail sont, d’après les textes, censés mener en priorité par rapport aux visites médicales.
D’autres faits militent en faveur de l’évolution de notre système de santé au travail, lequel, malgré les enseignements du drame de l’amiante, continue dangereusement de subordonner la logique de santé aux impératifs économiques et de s’écarter de l’exigence de séparation entre activités d’évaluation et de gestion des risques.
Le dossier « La santé des salariés en mal d’électrochoc » paru dans le magazine Liaisons sociales d’avril 2011, montre si besoin était que « ni l’investissement des partenaires sociaux dans la prévention, ni la reprise en main par l’État de la politique de santé au travail » ne produisent de résultats. Plus de sept ans après que la Conseil d’État a condamné la puissance à indemniser les victimes de l’amiante pour avoir failli à sa responsabilité en matière de prévention et alors que nous en sommes au deuxième plan santé au travail – 2010-2014 –, « la politique publique de santé au travail s’esquisse à peine », déplore Arnaud de Broca, secrétaire général de la Fédération nationale des accidentés du travail et handicapés.
Il existe plusieurs raisons à cela : la succession de ministres mais surtout l’absence de suivi et de pilotage politique des impulsions données et le peu de moyens consacrés à cette priorité supposée – 120 millions d’euros pour le deuxième plan santé au travail. Si les effectifs de l’inspection du travail ont été renforcés par la création de 500 postes entre 2007 et 2009, la RGPP réduit désormais les possibilités de contrôle, donc l’effectivité des ambitions affichées.
En matière de démographie de la médecine du travail, l’inertie des pouvoirs publics et le défaut d’anticipation sont tout autant en cause. La pénurie est incontestable. Alors qu’il manque déjà près de 600 médecins sur un total de 6 000 professionnels en charge de la surveillance de 15 millions de salariés, alors que seulement 370 nouveaux médecins auront été formés, un rapport de l’IGAS de 2007 évaluait à 1 700 le nombre de départs à la retraite de médecins du travail dans les cinq ans : 5 600 médecins devraient avoir atteint ou dépassé l’âge légal de départ à la retraite d’ici à dix ans, soit près de 80 % de la population totale des médecins du travail.
Les auteurs de ce rapport ont confirmé que « jusqu’à présent le traitement de cette crise démographique n’a pas fait l’objet d’une action cohérente et continue ». Ils accusent les mesures palliatives qui ont été développées – expérimentations de glissements de tâches des médecins vers les infirmières du travail, reconversions de généralistes après obtention de la capacité en médecine du travail – d’avoir paradoxalement nui à l’attractivité de cette profession.
Le passage des visites d’un rythme annuel à bisannuel, présenté comme devant permettre aux médecins de dégager un tiers-temps en faveur de l’action en milieu professionnel, alors qu’en réalité il était question de gérer le manque de personnels, a effectivement fait reculer le nombre de visites mais « ses effets en termes de temps médical ont été en deçà des attentes. »
Il y a quatre ans, de tels constats conduisaient déjà Bernard Salengro, président du syndicat des médecins du travail de la CFE-CGC, à dénoncer « ce détricotage d’une certaine conception de la santé au travail. » Dominique Huez, vice-président de l’association « Santé et médecine du travail » soulignait quant à lui qu’« avec le financement de la pluridisciplinarité par les seules ressources des services de santé au travail, sans donner de garanties d’indépendance aux IPRP et en l’absence de mesures conservatoires permettant de renouveler le corps médical, les pouvoirs publics ont construit un système qui n’attaquait pas de front la médecine du travail mais qui a contribué à la fragiliser. »
Ces remarques demeurent tristement d’actualité. La médecine du travail continue de mourir du manque de praticiens et l’on parachève le mouvement de remise en cause de l’organisation d’ensemble des services de santé au travail, sans pour autant prendre les mesures conservatoires indispensables pour éviter l’extinction des médecins du travail. Dans ces conditions, la réforme ne pouvait être que contestée.
Comme l’a fort justement déploré Christian Dellacherie dans son rapport de 2008 pour le Conseil économique et social, depuis l’année 2000, les « moyens et les outils à disposition des professionnels des services de santé au travail ont qualitativement été modifiés mais dans un cadre global inchangé. » Les textes législatifs, réglementaires se sont succédé, dans un contexte de tension démographique, « pouvant alimenter l’idée que les réformes étaient conduites par nécessité plus que par l’objectif de renforcer l’efficacité du système ».
Une fois posées certaines exigences – détermination par voie réglementaire d’un numerus clausus définissant l’ampleur de l’augmentation du nombre de médecins, renouvellement des ressources enseignantes et de la formation, y compris des infirmières – les syndicats de médecins du travail sont unanimes à vouloir une réforme authentique, au service exclusif de la préservation de la santé des salariés, sans ambiguïté ni conflit d’intérêt, à même de permettre aux professionnels, en nombre, d’aller davantage sur le terrain tout en conservant une pratique quotidienne de la médecine du travail. Ils appellent de leurs vœux une évolution leur donnant concrètement et effectivement le pouvoir d’agir sur les conditions physiques et psychiques de travail au lieu d’être utilisés pour la simple évaluation et gestion des risques. C’est le sens de la pétition signée par 22 000 personnes, dont près de 1 200 professionnels de la santé au travail, en faveur d’une médecine du travail effective, revalorisée et indépendante, une médecine philanthrope gardant ses valeurs et sa déontologie.
Le Conseil national de l’ordre des médecins s’est prononcé tout aussi clairement et fermement après l’adoption l’été dernier, dans le cadre de la réforme des retraites, de ce qui est devenu cette proposition de loi. Selon son courrier de protestation, « le texte voté ne correspond pas aux attentes des salariés, qui doivent bénéficier d’une prise en charge globale de leur santé. Il ne répond pas non plus aux nécessités de l’exercice des médecins du travail dans le respect de leur indépendance technique. Le médecin du travail doit être le coordonnateur de l’équipe de santé pluridisciplinaire. L’intervention de médecins non spécialisés en médecine du travail envisagée par le texte ne doit pas conduire à une perte de qualité et doit se faire au sein du service de santé au travail, sans être déconnecté de la connaissance du milieu de travail et des postes de travail. L’indépendance du médecin doit être préservée dans les actions qu’il estime nécessaire de mener dans les entreprises et auprès des salariés. »
M. Guy Lefrand, rapporteur. La position du Conseil a évolué depuis le passage au Sénat !
M. Roland Muzeau. Nous souscrivons entièrement à ces exigences. Nous aurions souhaité qu’à cette réforme soient assignés les grands objectifs dessinés par le Conseil économique et social en 2008, c’est-à-dire qu’elle serve, au-delà du slogan, la santé publique, tout en conservant la spécificité de l’organisation de la médecine du travail à la française.
Ainsi, il aurait fallu maintenir le rôle de chef d’orchestre que joue le médecin du travail dans l’organisation de la santé au travail, et développer une véritable pluridisciplinarité, par le biais de l’inspection du travail et des caisses d’assurance retraite et de la santé au travail, sans réduire pour autant la place du médecin du travail au sein de l’équipe.
Il aurait également fallu réaffirmer l’obligation de résultat de l’employeur en matière de protection de la santé et de prévention des risques professionnels, sans la confondre avec la surveillance de la santé des salariés, qui relève de la responsabilité des médecins du travail. Il aurait aussi fallu mener à son terme la mutation inachevée des outils tels que l’aptitude, sans quoi, de l’aveu de tous, on limite les capacités d’évolution du dispositif de santé au travail vers une logique de prévention collective.
Nous attendions en outre d’un texte cadre qu’il saisisse 1’interdépendance entre l’autonomie de ces professionnels vis-à-vis de l’employeur, le mode de financement des services exclusivement à leur charge et la gouvernance ; qu’il mette définitivement les médecins à l’abri des pressions qui, chez France Télécom, les ont entravés dès lors qu’ils n’agissaient pas conformément à la doctrine managériale ; qu’il apaise leurs inquiétudes quant à l’efficacité de leur rôle et l’énorme frustration qu’ils éprouvent, par exemple lorsque leurs préconisations d’adaptation de poste restent lettre morte.
Faute d’obéir à cet esprit, la proposition de loi continue de susciter une profonde désapprobation que l’on ne saurait réduire, comme tente de le faire notre rapporteur, à « quelques poches de résistances réfractaires aux évolutions de fond de la médecine initiées depuis 2002 ». En réalité, la déception que provoque votre méthode et les objections de fond opposées à votre texte sont à la mesure des attentes dont il a fait l’objet.
Je ne m’attarderai pas sur la forme, mais il n’est pas inutile de rappeler les principales raisons du blocage puis de l’échec, en octobre 2009, de la négociation interprofessionnelle sur la médecine du travail, dans la mesure où elles ont déterminé le contenu du présent texte.
S’agissant de la gouvernance, pour le négociateur du MEDEF, l’apport fondamental du projet d’accord était de « permettre aux syndicats d’être associés à la gestion des SST ». La partie patronale se disait même prête à réécrire le texte pour préciser que les conseils d’administration pourraient devenir strictement paritaires, au lieu d’être composés aux deux tiers d’employeurs.
Ce message a été bien reçu par la majorité présidentielle, qui s’est contentée d’inscrire ce principe dans le texte initial. Nous verrons que ce point continue de faire débat, et que, malgré les apparences, la majorité n’est pas disposée à aller plus loin que la préférence patronale en matière de santé au travail.
Sur d’autres sujets, la majorité a été tout aussi attentive… et, on peut le dire, bien peu volontariste. Ainsi, lors de la négociation, le patronat refusait d’aborder le financement des services de santé au travail selon d’autres critères que le nombre de visites médicales, ainsi que le recouvrement des cotisations par les SST. Le voilà exaucé : il n’en est pas question dans le texte. L’intransigeance patronale à propos de l’aptitude s’est elle aussi révélée payante ; mais nous n’en parlerons pas non plus ici, sinon par le biais d’un amendement.
Les organisations syndicales de salariés espéraient que la reprise en main du dossier par le Gouvernement permettrait un véritable dialogue ; cet espoir a été déçu. Car c’est au détour d’amendements à la réforme des retraites que les dispositions relatives à la médecine du travail ont vu le jour, dans une version très proche des positions du MEDEF.
Ainsi, selon la CGT, votre démarche législative n’ose pas suffisamment s’affranchir des limites du résultat d’une négociation interprofessionnelle décevante, révélatrice, pour l’essentiel, de l’inadéquation aux problèmes posés des compromis issus de compromissions au sein de la nébuleuse patronale.
Le Gouvernement n’a pas non plus mis à profit la censure par le Conseil constitutionnel, pour des raisons de forme, des articles 63 à 77 du projet de loi sur les retraites pour présenter d’autres propositions, ni pour tenter de rapprocher les points de vue des deux assemblées sur la gouvernance paritaire et la présidence tournante.
Ainsi, le texte que nous allons examiner, sur une initiative centriste cette fois, n’en reprend pas moins quasi intégralement les dispositions des articles retoqués. Il affiche lui aussi l’ambition de faire de la santé au travail un enjeu de santé publique, mais, sous prétexte de pluridisciplinarité – une pluridisciplinarité que tous s’accordent à juger nécessaire, car efficace –, il réduit et dévoie les missions des médecins. En outre, par ricochet, il dilue les responsabilités des employeurs et répond mal aux attentes de progrès en matière de santé des salariés. En somme, ce texte est loin d’être à la hauteur des enjeux du problème.
Les critiques générales viennent d’abord de votre camp. Ainsi, au centre, notre collègue Vercamer regrette que le texte « n’aborde pas l’architecture globale de la santé au travail ». Dominique Dord, du groupe UMP, est tout aussi explicite : « Si cette PPL règle un certain nombre de questions en matière d’organisation, elle nous laisse sur notre faim quant au fond. »
Quant à FO, qui critique l’ensemble du texte, elle déplore « l’absence de pilotage national en matière de prévention, le renvoi systématique aux “réalités locales” ne garantissant aucune égalité de traitement ». Nous ajoutons à ces griefs l’absence de mesures sur la démographie, la formation et l’attrait de la profession.
Votre silence est tout aussi éloquent à propos d’autres acteurs de la santé au travail que sont les salariés, par l’intermédiaire des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Vous auriez pu vous contenter d’ignorer cette instance ; vous préférez la contourner et fragiliser ainsi les salariés. Jean-Marc Bilquez considère ainsi au nom de FO que « la désignation par l’employeur de salariés qui seront “compétents” en matière de protection et de prévention des risques professionnels est un danger institutionnalisé. Cette mesure court-circuite les institutions représentatives du personnel, et plus particulièrement le CHSCT, sans offrir de légitimité élective ou de statut cohérent au[x] salariés qui devront endosser une responsabilité qui n’est pas la leur ».
Au cours du débat, vous n’aurez de cesse de nous dire – et ce sera votre seul argument – que le texte recueille globalement l’assentiment des partenaires sociaux. Et vous ferez valoir que le seul véritable motif de désaccord était et demeure la gouvernance des services de santé au travail. Mais la position des partenaires sociaux est bien différente de cette version angélique : tous vous disent plutôt que le texte est mieux que rien.
Arrêtons-nous ainsi sur les remarques formulées par la CGT dans un courrier à la présidente de la commission des affaires sociales du Sénat qui porte sur le texte initial : « la réaffirmation du principe de pluridisciplinarité, l’émergence d’un pôle régional de responsabilité, l’inscription des missions des services de santé au travail dans la loi vont dans le bon sens. Mais la greffe d’un nouvel état d’esprit, d’une nouvelle culture ne prendra pas sans que ne soit construite et solidement défendue une forte cohérence entre les objectifs et la gouvernance d’un système qui, jusqu’alors, a beaucoup failli. Le paritarisme pourra-t-il y suffire ? S’agissant d’une instance opérationnelle comme un service de santé au travail, il faut ajouter autre chose pour aller plus loin : cette autre chose existe, c’est la sécurité sociale. » Or « le projet ne se résout pas à donner aux organismes nationaux et régionaux de la sécurité sociale » – en particulier aux CARSAT – « plus que le rôle d’un partenaire ; c’est une faiblesse majeure ».
Surtout, votre attitude est très méprisante vis-à-vis des organisations de médecins du travail, qui, elles, continuent de dénoncer cette réforme au fond. Tous les aspects de ce texte ne font pas consensus, loin s’en faut.
Ainsi, d’aucuns jugent ambiguë la définition des missions des services de santé au travail qui mêle, à la différence de la directive européenne du 29 juin 1989, les activités d’aide à l’employeur pour la gestion de la santé et de la sécurité au travail – lesquelles sont de son ressort – et la surveillance de la santé des travailleurs, qui relève quant à elle de la responsabilité du médecin. Inquiet de ce « mélange des genres », Dominique Huez, vice-président du syndicat CGT des médecins EDF-GDF, se demande s’il ne s’agit pas de dédouaner l’employeur de sa responsabilité en matière de prévention.
D’autres – et parfois les mêmes – mettent en garde contre le risque de dilution des missions et de perte de sens. Chargés de l’animation et de la coordination de 1’équipe, les médecins passeront moins de temps dans leur cabinet et sur le terrain. Pourtant, « il n’est pas de bonne prévention sans assise clinique », prévient Philippe Davezies.
« Ce projet de réforme part sans doute d’un bon sentiment », ajoute-t-il. « Mais il reflète en réalité une vision naïve de la prévention. Penser que, pour faire de la prévention, il suffit de sortir de son cabinet et d’aller donner des conseils aux ingénieurs et aux directeurs est pour le moins simpliste. La prévention se fait en deux temps : les médecins du travail, responsables de l’alerte, identifient les risques ; mais c’est aux professionnels de trouver des solutions. » « En assujettissant le pouvoir des services de santé au travail à leur capacité à faire des préconisations en matière de prévention, on les stérilise. »
Je vous livre enfin le point de vue du sociologue Pascal Marichalar, plus défiant vis-à-vis de la démarche gouvernementale et sans concession à propos de l’absence d’innocence du MEDEF.
M. Guy Lefrand, rapporteur. On n’a pas vu le MEDEF !
M. Roland Muzeau. Dans un article paru dans Politix et intitulé « La médecine du travail sans les médecins ? », il montre que « la réforme des services français de prévention des risques professionnels engagée par l’État depuis 2002 n’est qu’un moment dans une politique plus large initiée par le patronat depuis le début des années 1970. L’association patronale qui gère ces services, le CISME, a usé de leviers politiques et managériaux pour réduire l’autonomie professionnelle des médecins du travail, au nom du passage à une approche pluridisciplinaire dans le cadre de la santé au travail. Cette évolution a été conduite pour réduire les coûts de la prévention et de la réparation des risques professionnels, ainsi que les risques juridiques pour les entreprises ».
Il n’est pas le seul à s’interroger sur les risques de démédicalisation sous couvert de pluridisciplinarité, ainsi que de marchandisation de la prévention, et à craindre que la gestion des risques ne prenne le pas sur la prévention, que ne s’installe une santé au travail à plusieurs vitesses et que la dépendance des professionnels de santé au travail vis-à-vis des employeurs n’en soit accrue.
À propos de l’indépendance, dont vous vous plaisez à dire que le texte ne l’amoindrit en rien,…
M. Guy Lefrand, rapporteur. Bien au contraire, il la renforce !
M. Jean Mallot. Tu parles !
M. Roland Muzeau. …si les médecins conservent le statut de salarié protégé, ce qui est la moindre des choses, vous êtes assez peu diserts sur le devenir de leur indépendance technique dès lors que leurs priorités ne résultent plus de leurs observations en consultation ou en visite d’entreprise, mais d’objectifs fixés par une autorité hiérarchique, l’employeur, qui plus est non qualifié médicalement la plupart du temps. Vous faites en outre peu de cas de l’absence d’un statut propre à garantir aux autres membres de l’équipe pluridisciplinaire qu’ils ne subiront pas les pressions de l’employeur.
Ces arguments devaient être versés au débat, car ils justifient la demande de retrait de la réforme formulée par les représentants des syndicats et sections syndicales des services interentreprises de médecine et santé au travail CFTC, CFE-CGC, CGT, FO, SNPST, mobilisés aujourd’hui.
M. Guy Lefrand, rapporteur. Nous avons rencontré les trois principaux !
M. Roland Muzeau. Ces questions légitimes ne doivent pas être occultées par le compromis, désormais bancal, relatif à la gestion des SST. En effet, le paritarisme introduit dans le texte, avec présidence patronale de droit, ou sans, d’ailleurs, n’implique pas davantage l’État ni ne supprime la prépondérance des employeurs.
Les efforts déployés par le rapporteur pour tenter d’habiller son amendement, qui fait exploser le consensus a minima auxquels sont parvenus nos collègues du Sénat à propos de la présidence tournante des services de santé au travail, ne parviennent pas à masquer le recul de la majorité UMP sur l’article 3.
M. Guy Lefrand, rapporteur. Je suis déçu de ne pas vous convaincre !
M. Roland Muzeau. C’est bien sous la pression du CISME, des employeurs, que vous légiférez. Le prétexte constitutionnel de la liberté d’association et de son corollaire, la libre organisation de l’association, ne saurait à la fois justifier l’impossibilité d’organiser par la voie législative la présidence alternée des représentants des employeurs et des représentants des salariés et ne pas s’appliquer lorsque, en guise de lot de consolation, vous prétendez réserver la trésorerie aux seules organisations syndicales. Soyons sérieux !
M. Alain Vidalies. Exactement !
M. Roland Muzeau. Ce qui restera de ces gesticulations, c’est votre petit arrangement entre amis destiné à réserver la présidence aux patrons.
Je vous appelle donc, mes chers collègues, à renvoyer ce texte en commission. (Applaudissements sur les bancs des groupes GDR et SRC.)

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Roland
Muzeau

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