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Projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2011

Monsieur le ministre, le projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2011 est une première. C’est la première fois, en effet, qu’un gouvernement décide de rectifier une loi de financement de la sécurité sociale votée six mois plus tôt.
Qu’est-ce qui justifie une telle nouveauté ? Cette question me paraît d’autant plus intéressante qu’il y a deux ans, vous n’avez pas jugé utile de rectifier la loi de financement de la sécurité sociale pour 2009 alors que vos prévisions étaient pourtant largement obsolètes du fait de la crise. D’ailleurs, cette année-là, le déficit de la sécurité sociale, initialement estimé à 10 milliards d’euros, a atteint plus du double. Cela ne vous avait pas ému au point de décider de présenter un projet de loi rectificative.
Alors pourquoi ce texte aujourd’hui ?
Tout le monde a compris que c’est moins la situation des comptes de la sécurité sociale que l’élection présidentielle de 2012 qui motive ce projet à la fois inutile, injuste et très électoraliste.
M. Jean Mallot. C’est un vrai tract !
Mme Jacqueline Fraysse. Outre le fait qu’il vous permet de vous auto-congratuler sur la légère embellie des comptes de la sécurité sociale, due essentiellement à un timide et fragile retour de la croissance ; outre qu’il vous permet de vous féliciter du respect de l’ONDAM, essentiellement dû au gel d’une partie du budget des hôpitaux publics et au recul spectaculaire de l’accès aux soins dans notre pays, ce texte vise avant tout à vous parer des vertus de l’équité en tentant de faire croire à nos concitoyens que vous êtes attachés à un partage équitable de la richesse produite et, finalement, à la justice sociale.
Si nous comprenons l’importance, pour vous, de tenter de faire passer un tel message – particulièrement dans cette période préélectorale – face aux sacrifices et aux souffrances imposés à nos concitoyens, dans tous les domaines, par vos choix politiques, nous mesurons tout autant l’illusion que vous nourrissez sur ce point. J’oserai avancer que la pente n’est pas facile à remonter.
En effet, après avoir instauré le bouclier fiscal, finalement supprimé en même temps que l’impôt sur la fortune, alors que vous poursuivez votre entreprise de démolition des grands hôpitaux publics et des services publics en général – celui de l’enseignement, par exemple –, alors que vous maintenez la pénurie de logements sociaux, interdisant aux personnes et aux familles – y compris à revenus moyens – de se loger décemment, alors que près de 3,5 millions de personnes demeurent sans emploi, alors que vous avez fait tout cela, vous croyez encore pouvoir convaincre nos concitoyens que les inégalités sociales dont le niveau n’a jamais été aussi élevé vous empêchent de dormir la nuit, hantent les réflexions de notre Président-candidat. Croyez-vous qu’ils soient naïfs au point de tomber dans ce panneau ?
Vous dites qu’ils se déclarent majoritairement favorables à cette prime.
M. Xavier Bertrand, ministre. C’est vrai !
Mme Jacqueline Fraysse. Je n’en doute pas car ils ne sont ni naïfs ni sots. Je ne vois pas au nom de quoi les salariés qui auront la chance, dans cette loterie, de percevoir cette prime, la refuseraient ? Ils ne sont pas dupes pour autant.
Écoutez-les bien, écoutez aussi leurs organisations syndicales : ce qu’ils demandent, c’est une augmentation de leurs salaires, parce que ce sont bien les salaires qui structurent leur vie au présent et au futur, qui déterminent leur vie au quotidien et construisent leur protection sociale en matière de santé et de retraite notamment.
M. Xavier Bertrand, ministre. C’est vrai !
Mme Jacqueline Fraysse. Évidemment, ce ne sont pas les primes ponctuelles, qui tombent ou plutôt ne tombent pas pour l’immense majorité des salariés.
Si l’on examine le contenu précis de ce texte, présenté comme votre grande mesure de justice sociale parce qu’elle partagerait équitablement les dividendes, la baudruche se dégonfle complètement.
Rappelons d’abord que, à l’origine de cette mesure, on trouve les bénéfices indécents engrangés par les sociétés cotées en bourse et l’augmentation vertigineuse des dividendes versés aux actionnaires pendant que, pour les salariés, le pouvoir d’achat baisse et que les salaires stagnent. C’est à cette situation bien réelle, qui choque à juste titre nos concitoyens, que le Président tente aujourd’hui de réagir, mais la réaction n’est pas à la hauteur des attentes, loin de là.
S’appuyant sur les chiffres de l’OCDE, deux sénateurs, l’un de droite, Joël Bourdin, l’autre de gauche, Patricia Schillinger, ont montré, dans un récent rapport, qu’au sein de l’Union européenne la part des salaires a chuté de quinze points depuis 1975.
M. Pierre Méhaignerie, président de la commission des affaires sociales. Surtout, en France, entre 1982 et 1986 !
Mme Jacqueline Fraysse. Ils constatent également que les 250 plus grosses entreprises françaises cotées en bourse ont augmenté la part de leurs profits de près de vingt points depuis 1990.
Les deux sénateurs estiment que les résultats obtenus par les autres études sur le sujet sous-estiment la part des profits dans la valeur ajoutée et que leurs propres conclusions remettent en cause le consensus sur une prétendue stabilité du partage de la valeur ajoutée. Ils montrent au contraire que la part salariale dans la valeur ajoutée ne cesse de se réduire.
M. Pierre Méhaignerie, président de la commission des affaires sociales. Cela a surtout été le cas entre 1982 et 1986, quand vous étiez au pouvoir !
Mme Jacqueline Fraysse. Vous pouvez bien le répéter, monsieur Méhaignerie,…
M. Pierre Méhaignerie, président de la commission des affaires sociales. C’est la vérité des faits !
Mme Jacqueline Fraysse. La vérité des faits, c’est ce que je viens de dire !
M. Pierre Méhaignerie, président de la commission des affaires sociales. La valeur ajoutée du travail a baissé quand vous étiez au pouvoir, madame !
Mme Jacqueline Fraysse. Il y a lieu, quand on est préoccupé de justice comme vous le prétendez, de corriger les anomalies produites par des dispositions antérieures. Si elles n’étaient pas bonnes, vous n’êtes pas obligés d’en faire autant ou pire !
M. Céleste Lett. Ne donnez pas de leçons !
Mme Jacqueline Fraysse. Je ne donne pas de leçons ; je constate et note que personne, dans la majorité, ne propose de modifier cette situation.
Force est de constater aussi que le mouvement que je viens d’évoquer a été accentué ces dix dernières années et qu’il n’a nullement été entravé par la crise.
Ainsi le journal bien peu révolutionnaire L’Expansion a calculé que, entre 2003 et 2009, le montant des dividendes par action au sein des entreprises du CAC 40 a augmenté de 462 % quand la masse salariale par salarié dans les mêmes entreprises ne croissait que de 19 %. Chez Bouygues, les dividendes ont progressé de 241 % et la masse salariale de 24 %. Chez L’Oréal, les dividendes perçus par Mme Bettencourt et les autres actionnaires ont augmenté de 105 % quand les salaires ne progressaient que de 2 %. À Sanofi, la masse salariale par salarié a même baissé de 2 % quand les dividendes étaient multipliés par deux. J’ajoute que, ces dernières années, Sanofi a supprimé près de 3 000 emplois et dépense aujourd’hui plus d’argent pour satisfaire ses actionnaires que pour la recherche.
Encore une fois, il s’agit d’un mouvement de fond que n’a pas entravé la crise puisque les dividendes ont maintenu leur niveau en 2009, avant de progresser de 13,7 % en moyenne en 2010. Telle est l’incontestable réalité.
Si la crise a eu des conséquences dramatiques pour les salariés dont les salaires ont stagné quand ils n’ont pas perdu leur emploi, elle a, vous le voyez, très peu concerné les actionnaires. C’est la magie des dividendes, censés récompenser la prise de risque des spéculateurs : en fait, on gagne à tous les coups, même quand les résultats sont mauvais !
Ils sont là, monsieur le ministre, les véritables assistés : ce sont les actionnaires et vous feriez mieux de vous occuper d’eux plutôt que de ceux qui sont contraints, par vos choix politiques, de vivre avec le RSA.
Même Jean Peyrelevade, ancien PDG du Crédit lyonnais, considère que les actions ne devraient pas rapporter plus de 3 à 5 % nets d’inflation. Selon lui, au-delà, c’est de la prédation. Or les investisseurs réclament une rémunération de 15 % minimum. Le moins que l’on puisse dire est que cette euphorie des actionnaires cadre mal avec la revalorisation du travail promise par le Président de la République. Non seulement les rentiers s’enrichissent plus et beaucoup plus même, que ceux qui travaillent, mais ils le font sur le dos de ces mêmes travailleurs.
À un an de l’élection présidentielle, un geste s’imposait donc face à cette situation ; non pas une action de fond pour desserrer l’emprise de la bourse sur l’économie réelle, mais, comme de bien entendu, une action de communication censée suffire à redorer votre blason.
Ainsi le Président a d’abord promis de contraindre les entreprises à augmenter les salaires de leurs employés lorsqu’elles versaient des dividendes à leurs actionnaires. C’était une bonne idée. On a ensuite parlé d’une simple prime de 1 200 puis de 1 000 euros plutôt que d’une augmentation de salaire. Finalement, la montagne a accouché non seulement d’une souris, mais surtout d’une injustice de plus.
D’abord, ce texte est inutile : inutile car les dispositifs en vigueur relatifs à la participation et à l’intéressement permettent de verser de telles primes, d’ailleurs déjà exonérés de cotisations sociales – donc rien de nouveau à l’horizon ; inutile aussi parce qu’il ne résout pas la question fondamentale de l’effritement du pouvoir d’achat ni celle, tout aussi essentielle, de la pression que font peser les actionnaires sur l’économie réelle.
Surtout, ce projet est injuste pour les salariés puisque seuls ceux des entreprises de plus de 50 salariés qui versent des dividendes à leurs actionnaires, ces dividendes étant en augmentation par rapport aux années précédentes, pourront prétendre à une prime, ce qui devrait concerner au mieux 3 millions de personnes sur 24 millions de salariés.
Quant à son montant, il devra faire l’objet d’une discussion avec les représentants des salariés. Toutefois, en cas d’échec de cette négociation, il pourra être fixé unilatéralement par les chefs d’entreprise. Il sera par ailleurs possible de le moduler en fonction du niveau de salaire ou de l’ancienneté. Le rapport d’évaluation préalable annexé au projet de loi croit pouvoir prédire que son montant moyen sera de 700 euros ; décidément, il baisse tous les jours.
Cette prime, enfin, sera exonérée de cotisations sociales ; il s’agira donc, au passage, d’un nouveau petit cadeau – au détriment des comptes sociaux – pour ces grosses entreprises dont les dividendes distribués explosent. Et vous appelez cela justice sociale !
Vu que rien ne distinguera donc ce dispositif de ceux d’intéressement et de participation en vigueur, la seule véritable nouveauté réside dans le fait qu’il concernera beaucoup moins de salariés.
Injuste pour les salariés, cette disposition le sera aussi pour les entreprises elles-mêmes, puisqu’elle ne concernera pas celles qui distribuent des dividendes indécents, mais uniquement celles qui augmentent leurs dividendes. On peut prévoir des conséquences collatérales : les entreprises qui, malgré la crise, ont maintenu de hauts niveaux de dividendes seront donc moins sanctionnées que celles qui ont baissé leurs dividendes pendant la crise et qui les augmentent maintenant.
Soulignons enfin les limites de ce dispositif, que de grands patrons ont d’ores et déjà déclaré vouloir contourner.
Telle est la réalité concrète. Il faut ajouter que la prime ne concernera pas les salariés des entreprises sous-traitantes, rarement cotées en bourse et qui subissent, en cascade, les impératifs de rentabilité imposés par les actionnaires à leurs donneurs d’ordre. En outre, cette prime n’étant pas un salaire, elle n’ouvrira aucun droit pour une retraite future et ne participera pas au financement de la sécurité sociale.
Vous avez sans doute remarqué – on vous l’a en tout cas rappelé – que ce texte est unanimement rejeté par des organisations respectables et que, espérons-nous, vous respectez : les syndicats, le conseil d’administration de l’ACOSS, celui de la branche famille, celui de la branche vieillesse et celui de la branche maladie de la sécurité sociale. Une belle réussite pour le Gouvernement !
M. Xavier Bertrand, ministre. J’ai également remarqué que cette réforme n’était pas rejetée par les Français !
Mme Jacqueline Fraysse. Toutes ces gesticulations ne masqueront pas l’urgente nécessité d’augmenter les salaires dans ce pays…
Mme la présidente. Il faut conclure, ma chère collègue.
Mme Jacqueline Fraysse. …afin de permettre à la fois de revaloriser le travail, de relancer le pouvoir d’achat et de financer la sécurité sociale, mais également de rééquilibrer durablement un partage plus équitable de la valeur ajoutée en augmentant la part des salariés. Il ne faudrait pas oublier que les acteurs de la production de valeur ajoutée, donc de richesses, sont les salariés et que ceux de notre pays sont parmi les plus productifs d’Europe.
Nous avons déposé un certain nombre d’amendements visant à revaloriser le travail.
Mme la présidente. Il faut vraiment conclure, madame Fraysse.
Mme Jacqueline Fraysse. Si vous souhaitez réellement agir pour défendre le pouvoir d’achat des salariés face aux spéculateurs, il vous appartient de soutenir ces amendements, de les faire adopter par votre majorité car, en l’état actuel, nous ne voterons pas ce texte.

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Jacqueline
Fraysse

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