Propositions

Propositions de résolution

PR n° 4526 - visant à créer une commission d’enquête sur la responsabilité de l’armée française suite au décès, en avril 2011, de 63 migrants en mer Méditerranée

présentée par Mesdames et Messieurs les député-e-s :
Patrick BRAOUEZEC, Marie-Hélène AMIABLE, Jean-Pierre BRARD, Jean-Jacques CANDELIER, André CHASSAIGNE, Jacqueline FRAYSSE, Pierre GOSNAT et Roland MUZEAU,
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
I. LES FAITS
Dès la fin du mois de février 2011, le chaos résultant de la guerre civile inter-tribale qui secoua la Libye a provoqué un exode massif : pour échapper aux violences, des dizaines de milliers d’étrangers ont cherché à quitter la Libye, bientôt rejoints par des Libyens. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, fin mars 2011, près de 346 000 étrangers avaient fui la Libye en guerre, en octobre 2011, ils étaient au total 764 150 exilés(1).
Certains d’entre eux ont pu fuir très rapidement : les gouvernements des pays occidentaux ayant organisé leur rapatriement par avion, d’autres travailleurs immigrés – originaires notamment de la Tunisie, l’Egypte, l’Algérie, le Niger, le Ghana, le Mali et le Tchad – ont tenté de rejoindre leur pays d’origine en empruntant des routes terrestres.
Pour d’autres ayant déjà fui depuis des mois voire des années le Darfour, l’Érythrée, la Somalie, l’Éthiopie, la Côte d’Ivoire ou d’autres pays en guerre, aucun retour n’était envisageable. Pourtant, à la suite de rumeurs répandues partout en Libye selon lesquelles les forces de l’ancien dirigeant de la Libye recrutaient des mercenaires africains pour tuer des Libyens, de graves violences racistes ont eu lieu à l’encontre d’immigrés sub-sahariens. Meurtres, arrestations arbitraires, viols, saccages et pillages des habitations sont les principales exactions dont ils ont été la cible systématique en Libye à cette période, comme le décrit notamment un rapport de la FIDH de juin 2011(2).
Si la grande majorité des étrangers forcés de fuir pour sauver leur vie se sont réfugiés dans les pays limitrophes, plusieurs milliers ont tenté la traversée périlleuse vers l’Europe et notamment vers l’île de Lampedusa en Italie(3). Certains ont été contraints par des hommes en arme de prendre la mer dans des embarcations précaires, après avoir été dépouillés de leurs biens.
Par sa résolution 1970 (2011) du 26 février 2011, le Conseil de sécurité des Nations unies a décidé un embargo sur les armes, demandant à cette fin à tous les États de faire inspecter les navires et aéronefs en provenance ou à destination de la Libye. Ensuite, par une résolution 1973 (2011) du 17 mars 2011, le Conseil de sécurité a interdit tout survol de l’espace aérien libyen et autorisé l’intervention des États membres dans le but de protéger les populations civiles. Le 19 mars 2011, la France mettait en place son opération « Harmattan ».
C’est dans ce contexte que, la nuit du 26 au 27 mars 2011, entre minuit et deux heures du matin, un bateau de type Zodiac de sept à dix mètres de long quitta Tripoli, à destination de l’Italie, avec à son bord 72 personnes, 70 adultes – âgé de 20 à 25 ans, parmi lesquelles se trouvaient vingt femmes (enceintes pour certaines) – et deux bébés.
La traversée devait durer entre 18 et 24 heures.
Au bout de plusieurs heures de navigation, soit le 27 mars à 16h55 (14h55 GMT), leur embarcation fut survolée par un avion de patrouille français qui prit une photographie des migrants (cf. « Vies perdues en Méditerranée : qui est responsable », Rapport du Conseil de l’Europe(4)). Cette photographie a été transmise aux garde-côtes italiens, accompagnée du positionnement du bateau.
Vers 18h (16h00 GMT), à l’aide d’un téléphone satellitaire, les migrants contactèrent à Rome, en Italie, le président de l’association Agenzia Habeshia per la Cooperazione alla sviluppo.
À 18h28 (16h28 GMT), le président de cette même association alerta les garde-côtes italiens (le Centre Romain de Coordination des Secours en Mer dit « MRCC Rome »). À cette occasion, il indiqua également le numéro du téléphone satellitaire présent à bord du navire.
À 18h33 (16h33 GMT), il adressa un SMS aux migrants afin de leur expliquer comment lire le GPS et de déterminer la position exacte de l’embarcation.
Les appels ayant été passés au moyen d’un téléphone satellitaire dépendant de l’opérateur Thuraya, les garde-côtes purent obtenir à 18h52 (16h52 GMT) la localisation précise du navire des migrants.
Forts de l’établissement de cette localisation, les garde-côtes italiens relayèrent l’appel de détresse des migrants.
À 20h54 (18H54 GMT), ils adressèrent l’appel suivant – notifié avec le niveau de priorité « détresse(5) » – à l’ensemble des navires circulant dans le canal de Sicile « le 27 mars 2011, dans la mer du Canal de Sicile, en position LAT. 33°58’2’’N – LONG. 012°55’8’’E à 16h52 GMT un bateau avec 68 personnes à bord probablement en difficulté. Tous les bateaux transitant dans cette zone sont priés d’être vigilants et d’informer en urgence les garde-côtes de Rome de toute observation ».
Ce message fut ensuite retransmis toutes les 4 heures.
En outre, les garde-côtes italiens relayèrent spécialement l’information auprès des garde-côtes maltais(6) et du quartier général de l’OTAN basé à Naples.
Par ailleurs, il convient de noter que la distance entre le lieu où se trouvait le bateau au moment de la prise de la photographie (à 14h55 GMT) par l’avion et sa localisation par les gardes-côtes italiens (à 16h52 GMT) est de 28 km. Cela permet de confirmer que le bateau pris en photographie par l’avion français est nécessairement le bateau objet du message de détresse envoyé par les gardes-côtes italiens.
Dans la soirée du 27, l’embarcation des migrants fut survolée par un hélicoptère militaire. Ils crièrent et s’agitèrent pour signifier aux occupants de l’hélicoptère qu’ils étaient en situation de détresse. Après leur avoir fait signe d’attendre, l’hélicoptère quitta les lieux.
Les migrants pensaient alors être sauvés. À ce moment là, certain d’être secouru et par crainte de poursuites, le pilote du bateau jeta par dessus bord les moyens de communication et de navigation (téléphone, GPS, boussole). En effet, à bord des navires de migrants clandestins, les détenteurs de ces effets sont poursuivis en qualité de « passeurs », en particulier devant les juridictions italiennes. Le dernier signal émis par le téléphone satellitaire a ainsi été enregistré à 21h08 (19h08 GMT).
Aucun secours ne vint.
Après avoir attendu en vain pendant des heures, le bateau des réfugiés se remit en route. Toujours dans la nuit du 27 mars, les migrants demandèrent de l’aide à des bateaux de pêcheurs, ces derniers ont refusé de les secourir.
Peu après, un hélicoptère largua des bouteilles d’eau et des biscuits à l’intention des migrants, avant de repartir à nouveau.
Juste après zéro heure, le 28 mars 2011, un bateau de pêcheurs indiqua aux migrants la direction de Lampedusa qu’ils suivirent pendant plusieurs heures avant de tomber en panne de carburant le 28 mars en début de matinée.
À 06h06 (04h06 GMT), le 28 mars 2011 les garde-côtes italiens lancèrent un deuxième message de détresse qui fut le suivant :
« Sud mer Méditerranée. bateau, 68 personnes a bord, besoin d’assistance a 33-58,8n. 012-55,8e a 271652z navires a proximité pries de rester très vigilants, d’aider si possible, rapports a MRCC Rome ».
Le fait qu’il s’agisse d’un message de catégorie « Hydrolant » portant les numéros 52, 53, 56(7) atteste que ce message a couvert l’ensemble des zones de la mer Méditerranée dans lesquelles le bateau en perdition s’est déplacé et dans lesquelles se trouvaient les forces militaires déployées à cette époque.
Ce message ajoute que l’embarcation déjà visée le 27 mars avait besoin d’aide (« in need of assistance ») et que les bateaux étaient priés lui porter secours si possible (« request to […] assist if possible »).
Ce message a été rediffusé sans interruption toutes les quatre heures, pendant les dix jours suivants – du 28 mars au 6 avril 2011 –.
À l’aube du 28 mars, en panne de carburant, le zodiac commença à dériver.
Durant la journée du 29 mars 2011, puis les jours et les nuits suivants, le zodiac croisa plusieurs navires, sans qu’aucun ne s’arrête.
Au bout du cinquième ou sixième jour, les premiers décès se produisirent. Après dix jours en mer, plus de la moitié des occupants du bateau avaient péri.
Après plusieurs jours de navigation puis de dérive, certainement le 3 ou le 4 avril 2011, les migrants virent un grand navire de couleur gris-clair, portant deux hélicoptères et dont certaines des personnes à bord portaient des uniformes.
Parvenus à une distance de quelques dizaines de mètres de ce vaisseau, les migrants demandèrent de l’aide en montrant les corps des bébés décédés, les jerricans vides ou en faisant mine de boire de l’eau de mer.
Le bâtiment fit plusieurs fois le tour du navire en perdition, certains membres de son équipage prirent des photos, mais il s’éloigna sans prêter secours aux personnes en perdition.
Le périple dura 15 jours, dont 14 de dérive, pendant lesquels 63 personnes sont mortes dont deux enfants. La soif, la faim, l’odeur des cadavres ont jeté ces migrants dans un désarroi qui a poussé certains d’entre eux à se jeter à l’eau. L’odeur des cadavres sur le navire devenant insupportable, les survivants ont été contraints de les jeter à l’eau.
Le 10 avril 2011, une tempête rejeta le bateau à la dérive sur la plage de Zliten, en Libye. Il ne restait alors que 11 survivants. L’une d’elles est décédée au moment du débarquement, une autre peu de temps après le débarquement, lors de son incarcération. En effet, à leur arrivée en Libye, les dix survivants furent placés en détention.
II. LA PRÉSENCE DE NAVIRES FRANÇAIS DANS LA ZONE D’ERRANCE DU ZODIAC
Selon les chiffres rendus publics par le Ministère de la Défense et des Anciens Combattants, 4 200 militaires étaient engagés au total. (V. point de situation n° 50-bilan de l’opération Unified Protector(8)).
Au plus fort de la crise, quarante aéronefs, une vingtaine d’hélicoptères, une dizaine de bâtiments de combat et de soutien dont le porte-avions Charles de Gaulle et un bâtiment de projection et de commandement étaient mobilisés (V. point de situation n° 50-bilan de l’opération Unified Protector(9)).
Étaient également déployés en permanence quatre sous-marins nucléaires d’attaque (V. Le Monde, 8 novembre 2011, p. 6, pièce jointe), le premier étant parti dès la fin février 2011, les frappes ayant commencé sur Benghazi le 19 mars 2011.
Ainsi, sur mer, 27 bâtiments de la Marine se sont succédés pour assurer une présence permanente dans les opérations maritimes. On comptabilise 500 jours de mer pendant lesquels les marins français ont assuré les frappes à terre et également protégé la voie d’accès maritime de Misratah pour sécuriser l’acheminement de l’aide humanitaire.
Dans les airs, on totalise plus de 27 000 heures de vol et environ 5 600 sorties. Y figurent 3 100 sorties offensives, 1 200 sorties de reconnaissance, 400 sorties de défense aérienne, 340 sorties de contrôle aérien, 580 sorties de ravitaillement. Un millier d’objectifs a été détruit au cours de ces vols. Ces derniers ont effectué des sorties représentant 25 % de l’ensemble des sorties effectuées par les forces de la coalition, ce qui constitue une intervention conséquente de l’Armée française, et notamment de l’Armée de l’air et de la Marine. Les points de situation rendus publics par le Ministère de la Défense permettent de se faire une idée précise, semaine par semaine, de l’intensité des interventions des militaires français. On compte, le plus souvent, entre 30 et 35 vols par jour.
Un certain nombre de bâtiments de la Marine française ont, à des titres divers, croisé dans les eaux méditerranéennes, à proximité de Malte, de l’Italie (Sicile et continent) et de la Libye.
Étaient ainsi déployés à proximité des côtes libyennes le porte-avions « Charles de Gaulle » entre le 22 mars 2011 et le 4 août 2011, un ravitailleur « La Meuse », (V. blog de l’aviso LV Le Hénaff,(10)), un sous-marin nucléaire, puis le bâtiment de projection et de commandement « Tonnerre ». Ils se relayèrent de manière systématique pour « garantir, en permanence, l’efficacité de l’action du groupe aéronaval », assurant ainsi une permanence des marins français dans la zone maritime dans laquelle naviguèrent les requérants. La mission « Harmattan » débuta le 19 mars pour se terminer le 31 octobre 2011. Pendant toute cette période, le groupe aéronaval était déployé en Méditerranée. Les 50 bulletins intitulés « Libye : point de situation opération Harmattan » ainsi que les différents blogs des AVISO montrent la vivacité et la diversité des interventions françaises, tant sur mer que dans les airs. (V. point de situation n° 50-bilan de l’opération Unified Protector qui mentionne la participation de 38 bâtiments en date du 24 mars 2011(11)). D’autres moyens seront encore mobilisés dans les jours suivants (V. Rapport de Ch. Heller et L. Pezzani).
Au regard de l’importance des forces déployées, il est impossible de penser que les migrants embarqués dans un navire de fortune et compte tenu de leur situation de détresse aient pu échapper à la vigilance des militaires français, indépendamment de l’existence des messages d’alerte mentionnés.
– Présence des Frégates Jean Bart, Forbin, Dupleix et Aconit
Ces frégates anti-aérienne et de défense aérienne étaient positionnées au large de la Libye dès le début de l’opération « Harmattan ». Elles y ont poursuivi leurs missions de surveillance maritime, de détection et de lutte anti-aérienne (V. Libye : Point de situation n° 3(12)). Comme l’indiqua le Ministère de la Défense, les frégates Jean Bart, Forbin, Dupleix et Aconit sont spécialisées dans la détection et le traitement des menaces aériennes, de surface ou sous-marine, et croisaient au large des côtes libyennes et étaient en mesure de « détecter toute activité aérienne ou maritime ».
La Frégate Jean Bart quitta l’opération le 2 ou le 3 avril et rentra à Toulon (V. Libye : Point de situation n° 16(13)). L’Aconit fut présente jusqu’au 22 avril et quitta le théâtre d’opération après plus d’un mois de présence(14).
– Présence de l’AVISO LV Le Hénaff :
L’aviso Lieutenant de Vaisseau Le Hénaff a également sillonné les eaux au large de la Libye. Après avoir quitté Brest en date du 28 mars 2011, l’AVISO, qui peut également être mobilisé dans les opérations de sauvetage en mer(15) parvint au port de La Sude, en Grèce, après avoir nécessairement traversé le Canal de Sicile.
– Présence du porte-avions Charles de Gaulle :
Le porte-avions Charles de Gaulle, après avoir appareillé le 20 mars de Toulon, fut opérationnel au large de la Libye à compter du 22 mars 2011 et ce, jusqu’au 4 août 2011. De nombreuses missions furent menées notamment par des Rafales et des Mirages 2000D (V. Libye : Point de situation n° 6(16)). Ce porte-avions, ainsi que le précisa le Ministère de la Défense(17), est au centre du dispositif déployé pour l’opération « Harmattan », il est « doté d’un grand nombre de capteurs de toutes sortes (radars, intercepteurs radio, infrarouge, optronique) ». Par conséquent, « le bâtiment dispose d’une capacité sans précédent de recueil d’informations, de complexes moyens de communication permettent d’échanger des données (images ou sons) ou des messages, avec le reste de la force et les centres terrestres répartis dans le monde entier, de puissants calculateurs et des outils informatiques variés confèrent au bâtiment une souplesse et une puissance de traitement de l’information sans comparaison avec les générations antérieures » (V. Rapport de Ch. Heller et L. Pezzani).
Toujours selon le Ministère de la défense(18), « le porte-avions constitue l’élément le plus précieux d’une force déployée en mer. Au-delà de la protection fournie par les bâtiments d’escorte, il dispose des intercepteurs du groupe aérien et d’une autodéfense qui lui permet de faire face à des attaques saturantes : des moyens de guerre électronique (leurres, brouilleurs) contre les armes et radars adverses, des missiles anti-aériens et anti-missiles à lancement vertical (SAAM) et à très courte portée (SADRAL) ». Il est par ailleurs le « premier bâtiment de surface de la Marine Nationale à être équipé d’un système de propulsion nucléaire. Le bâtiment est pourvu de 2 chaufferies nucléaires développant une puissance de 83 000 ch et une énergie électrique de 16 MW équivalente à la consommation en électricité d’une ville de 20 000 habitants. Elles autorisent une vitesse de déplacement de près de 22 nœuds permettant la mise en œuvre des aéronefs dans toutes les conditions de vent. » Quand on sait qu’un nœud permet de parcourir un mille nautique par heure, une vitesse de 22 nœuds permet de parcourir 50 milles nautiques en un peu plus de deux heures, quelles que soient les conditions de vent.
– Présence du ravitailleur « Meuse » :
L’ensemble de ces bâtiments étaient ravitaillés par un pétrolier ravitailleur. « Depuis le 22 mars dernier, le pétrolier ravitailleur Meuse assure le soutien logistique de la Task Force 473, armée par le groupe aéronaval (GAN) du porte-avions Charles de Gaulle. C’est un des bâtiment-clef de la logistique de l’opération « Harmattan ». Il permet l’autonomie des forces aéronavales françaises déployées au large de la Libye. »(19)
En date du 28 mars 2011, le « Meuse » se trouvait au large de Malte. Selon la rapporteur mandatée pour piloter le rapport d’enquête sur ce sujet par le Conseil de l’Europe « le 5 mars 2012, le Ministre français de la Défense m’a répondu que, d’après les informations communiquées par l’armée française, ce cas de figure ne s’est pas présenté au large des côtes libyennes pendant les opérations de l’OTAN. Le Ministre a ajouté que le navire français “Meuse” avait rencontré une embarcation de migrants le 28 mars 2011 à environ 12 milles nautiques au sud de Malte, et qu’il ne pouvait pas s’agir du même bateau. Le Ministre a ajouté que toutes les autres unités opéraient dans le golfe de Syrte, et n’étaient donc pas dans le secteur concerné. Cette réponse est certes intéressante, mais elle ne fournit aucune réponse concrète sur l’identité de l’avion français qui a photographié le bateau et l’a transmise au MRCC de Rome. »(20).
– Présence des Dauphin Pedro de la flotille 35 F
Il s’agit d’hélicoptères de sauvetage qui peuvent intervenir de jour comme de nuit et qui sont équipés d’un treuil avec la possibilité d’embarquer un plongeur. Ils furent également mobilisés dans le cadre de l’opération « Harmattan ».
– Présence des AWACS et des RAFALE
Selon le Ministère de la défense(21) « depuis le 19 mars, tout le personnel du 36e EDCA (escadron de détection et de contrôle aérien) est engagé pour constituer le moyen C2 (command and control) sur lequel la coalition s’appuie. » À bord du Charles de Gaulle se trouvaient les Rafale F3 de la Flotille 12F dotés de radars REB2 particulièrement performants(22)).
Au vu de tous ces éléments, il ressort que la participation de la France aux opérations en Libye s’est manifestée à travers une présence massive et le déploiement d’un dispositif impressionnant. Au regard de l’importance des forces déployées, de leurs moyens, de l’obligation d’assurer une veille optique permanente, notamment par radars, il n’est pas possible de croire que la présence de migrants en mer ait échappé à la vigilance des militaires français. Il semble bien plus probable que lesdits militaires aient préféré considérer que le sauvetage des migrants en détresse ne relevait pas de leur mission. Quand bien même les embarcations auraient échappé à la vigilance naturelle des militaires français, des éléments concordants montrent que la vigilance de ceux-ci a nécessairement été attirée sur la situation de détresse des migrants en cause par les appels de détresse émis par les migrants, relayés par leurs interlocuteurs auprès des plus hautes autorités.
III. DES ÉLÉMENTS DE DROIT
En application de l’article 92 de la Convention des Nations unies de 1982 sur le droit de la mer, les « navires naviguent sous le pavillon d’un seul État et sont soumis, sauf dans les cas exceptionnels expressément prévus par des traités internationaux ou par la Convention, à sa juridiction exclusive en haute mer ». On sait que la Cour de cassation considère cette convention comme applicable dans l’ordre français (par exemple Cass., 5 mai 2009, n° 07-87.362, Bull. crim. 2009, n° 85 et Cass. crim., 5 mai 2009, n° 07-87.931, Bull. crim. 2009, n° 85).
Or, parmi les navires dont l’implication à un manque d’assistance au navire des requérants en danger est soupçonnée, se trouvaient des navires battent pavillon français – dans la mesure où ils relèvent des forces armées françaises – et la zone litigieuse est la haute mer puisque le navire y a dérivé longtemps. Le droit français est donc applicable aux comportements et inactions des membres des équipages de ces navires.
Cette applicabilité et cette compétence sont également établies au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui considère que la juridiction de l’État au sens de l’article 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est établie lorsque par suite d’une action militaire, l’État exerce un contrôle sur une zone située en dehors de son territoire (CEDH, Al-Skeini et al. contre Royaume-Uni, 7 juillet 2011, req. n° 55721/07, § 136 : « La jurisprudence de la Cour montre que, dans certaines circonstances, le recours à la force par des agents d’un État opérant hors de son territoire, peut faire passer sous la juridiction de cet État, au sens de l’article 1, toute personne se retrouvant ainsi sous le contrôle de ceux-ci ». Voir aussi § 137 : « Il est clair que dès l’instant où l’État, par le biais de ses agents, exerce son contrôle et son autorité sur un individu, et par voie de conséquence sa juridiction, il pèse sur lui en vertu de l’article 1 une obligation de reconnaître à celui-ci les droits et libertés définis au titre I de la Convention qui concernent son cas ».
De même § 138 : « Le principe voulant que la juridiction de l’État contractant au sens de l’article 1 soit limité à son propre territoire connaît une autre exception lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, l’État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L’obligation d’assurer dans un telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle »i) ou sur des migrants tentant d’échapper à des risques de traitements inhumains ou dégradants (CEDH, Hirsi Jamaa et autres contre Italie, 23 février 2012, req. n° 27765/09).
a) L’applicabilité du droit français
La chambre spécialisée en matière militaire du Tribunal de Grande Instance de Paris est compétente, en vertu des articles L. 2 al. 1 et L. 121-1 du Code de Justice Militaire, pour les « infractions de toute nature » commises, en temps de paix en dehors du territoire de la République, par les membres des forces armées ou les personnes à la suite de l’armée.
L’article L. 121-1 du Code de Justice Militaire dispose :
« Hors du territoire de la République et sous réserve des engagements internationaux, les juridictions de Paris spécialisées en matière militaire connaissent des infractions de toute nature commises par les membres des forces armées ou les personnes à la suite de l’armée en vertu d’une autorisation. »
L’article L. 2 du même code dispose :
« En temps de paix, les infractions commises par les membres des forces armées ou à l’encontre de celles-ci relèvent des juridictions de droit commun spécialisées en matière militaire dans les cas prévus à l’article L. 111-1. Hors ces cas, elles relèvent des juridictions de droit commun ».
En outre, le Code de Justice Militaire fait renvoi aux règles de procédure du droit commun sous les réserves visées à son article L. 2 al. 2. Ce dernier dispose :
« Les infractions relevant de la compétence des juridictions de droit commun spécialisées en matière militaire sont poursuivies, instruites et jugées selon les règles du code de procédure pénale, sous réserve des dispositions particulières des articles 698-1 à 698-9 du même code et, lorsqu’elles sont commises hors du territoire de la République, des dispositions particulières du présent code ».
Au regard de ces éléments doivent être interrogés les faits d’omission de porter secours à personne en péril tels qu’ils sont visés par l’article 223-6 al. 2 du Code pénal en lien avec l’article 223-6 al. 1 :
« Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.
Sera puni des mêmes peines quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours. »
L’omission de porter secours à personne en péril, pour être caractérisée, suppose qu’une personne, quelle que soit sa nationalité, se trouve confrontée à un péril réel qui porte sur sa vie, son intégrité physique ou sa santé. Peu importe que l’imprudence ou la volonté de la personne soit à l’origine ou soit la cause de ce danger, le secours restant dû (Cass. crim. 26 avril 1988). Enfin, le péril doit être imminent (Cass. crim. 13 janvier 1955). Les migrants embarqués dans des embarcations de fortune, parfois sans carburant, sans eau, sans nourriture et dont certains sont déjà décédés pendant le voyage, sont dans une situation de péril avéré et imminent pour leur intégrité physique voire pour leur vie.
Dans un communiqué de presse du 8 avril 2011, tandis que le bateau des migrants continuait à dériver, le HCR a souligné la présomption de situation de détresse attachée à toute embarcation quittant la Libye avec à son bord un nombre important de migrants : « Nous appelons tous les capitaines de navire de continuer à prêter assistance à toute personne en détresse en mer. Toute embarcation surpeuplée quittant la Libye en ce moment doit être considérée comme étant en détresse(23). » Le HCR a par ailleurs rappelé que plus de 1 500 morts et disparus en mer Méditerranée devaient être dénombrés en 2011(24).
Face à cette situation, la personne qui a connaissance du péril et peut intervenir sans danger pour elle-même ou pour autrui doit agir. Il n’y a aucune difficulté lorsque l’intéressé, témoin direct de la situation, a eu personnellement conscience du caractère d’imminente gravité du péril et n’a pas pu mettre en doute la nécessité d’intervenir immédiatement (Cass. crim. 18 juin 2003, Bull. crim. n° 127). Il n’y avait donc pas de difficulté à secourir les migrants puisque la situation de détresse fut portée à la connaissance des différents bâteaux présents sur les lieux par le biais d’appels officiels de détresse émis par les garde-côtes italiens et valables pour toute la zone de la mer Méditerranée. Au regard des moyens et des missions des militaires français présents dans la zone, on ne saurait penser que porter secours aux requérants en détresse constituait un risque sérieux pour les navires français.
L’embarcation au bord de laquelle se trouvaient les requérants a effectué un trajet se déroulant presqu’exclusivement en zone SAR libyenne, avec une possible et brève incursion en zone SAR maltaise, et en zone de surveillance maritime assurée par l’OTAN. Il faut préciser que la zone SAR libyenne avait été rendue non-opérationnelle par l’intervention des forces étatiques en présence(25).
Les militaires français ont sillonné et survolé la Méditerranée de façon permanente et ce, à compter de la mi-mars 2011.
En effet, les forces militaires françaises furent associées à l’opération « Unified Protector » menée par l’OTAN à compte du 23 mars 2011 ; leur participation fut réalisée dans le cadre de l’opération dite « Harmattan », donc sous mandat français, à compter du 19 mars 2011.
Le Commandant suprême allié transformation était un militaire français.
Le commandement opérationnel de l’opération « Harmattan » était assuré par un Contre-amiral français, puis, à partir du 24 août 2011, par un autre Contre-amiral, de même nationalité.
La maîtrise des opérations relevait des militaires français et elle était totale, « la France [ayant] pu faire ce qu’elle voulait », selon un officier sous-marinier(26) .
L’applicabilité de la convention européenne des droits de l’homme, en particulier de ses articles 2 et 3, ne fait aucun doute, n’oublions pas que la France est partie à cette Convention.
On a vu en outre qu’en vertu de l’article 92 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, la France a juridiction sur les navires battant son pavillon. Cela suffit à justifier l’applicabilité de la CEDH, dont le champ d’application est déterminé par l’article 1 selon lequel « Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention ».
Le fait d’avoir laissé le bateau des requérants en panne dériver en mer dans les conditions susdites a mis gravement en péril la vie des requérants. Le délit de « non assistance à personne en danger » caractérisé en amont constitue donc en outre une violation de l’article 2 de la CEDH, c’est-à-dire du droit à la vie et des obligations positives que l’article fait peser sur les États en vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme(27).
Par ailleurs, en application de l’article 3 de la CEDH, « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Or, le fait d’exposer des individus à une situation telle que décrite par les personnes qui ont pu être sauvées – laissées à l’abandon en mer dans une embarcation précaire, surchargée et hors d’état de naviguer – est sans aucun doute constitutif de traitements inhumains et dégradants. Ils ont connu pendant leur périple en mer la faim, la soif, le délire, le sentiment de perdition en pleine mer, le spectacle de la mort des autres passagers, y compris des enfants et le sentiment d’attendre impuissants la mort.
Pour finir, le fait d’avoir laissé dériver ce navire transportant des personnes fuyant la Libye et d’avoir laissé l’embarcation en cause revenir en Libye conduisait sans aucun doute à soumettre les passagers à des traitements prohibés par l’article 3 de la CEDH. Cela est clairement attesté par le récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme dans l’affaire Hirsi Jamaal et autres c/ Italie du 23 février 2012. Dans cet arrêt de grande chambre, la Cour estime à propos des traitements réservés aux étrangers indésirables en Libye : « qu’au moment d’éloigner les requérants, les autorités italiennes savaient ou devaient savoir que ceux-ci, en tant que migrants irréguliers, seraient exposés en Libye à des traitements contraires à la Convention et qu’ils ne pourraient accéder à aucune forme de protection dans ce pays »(28).
Le chaos et les violences dus à la guerre, et notamment les exactions racistes et systématiques dont les Africains sub-sahariens ont été la cible en Libye à cette période, – meurtres, arrestations arbitraires, viols, saccages et pillages des habitations – établissent que les migrants allaient être exposés à des traitements prohibés par l’article 3 de la CEDH à leur retour en Libye. L’état de guerre et les violences racistes graves qui ont fait l’objet d’un rapport détaillé de la FIDH(29), étaient à l’époque largement relayées dans les médias. En tout état de cause L’État français savait ou devait savoir que les migrants seraient exposés à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH. De fait, à leur arrivée sur les côtes libyennes, les survivants ont été emprisonnés et l’un d’eux est mort en prison.
L’armée française ne pouvait pas ignorer le péril pesant sur cette embarcation et le besoin d’assistance de ses passagers.
Tel est le sens de la proposition de résolution visant à la création d’une commission d’enquête sur la responsabilité de l’armée française suite au décès, en avril 2011, de 63 migrants en mer méditerranée.

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Patrick
Braouezec

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